Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tour les agitateurs et les despotes ont si bon marché. La proposition du député Dikinson de faire nommer le sénat par les législatures locales fut un premier pas dans cette voie salutaire. Le second, plus décisif, fut de donner dans le sénat une représentation égale aux grands états et aux petits. Dans ce mode de représentation, on tient compte d’autre chose que du nombre : un droit collectif figure à côté du droit individuel, balance et restreint son empire. Il en résulte que les intérêts locaux et la vie locale ne courent jamais le risque d’être sacrifiés à cet être idéal qu’on appelle le peuple, à ce souverain irresponsable et insaisissable dont le nom est si commode à emprunter pour couvrir tous les abus et tous les crimes. Enfin de ces longs débats sortit la constitution des États-Unis, telle à peu près qu’elle existe encore. Washington put dire avec la modération de son jugement : « Je voudrais qu’elle fût plus parfaite ; mais je crois sincèrement que c’est la meilleure qu’on puisse obtenir aujourd’hui. » Et Franklin, avec le tour piquant qu’il savait donner à sa pensée, montrant du doigt un mauvais tableau représentant un effet de soleil qui se trouvait là, put s’écrier : « Dans le cours de cette session et au milieu de mes alternatives de crainte et d’espoir, je l’ai regardé bien souvent sans jamais pouvoir découvrir si c’était un soleil levant ou un soleil couchant ; je vois enfin, grâce à Dieu, que c’est un soleil levant. »

Franklin avait raison ; mais le soleil devait se lever au milieu de en des tempêtes. Rien de plus difficile, de plus laborieux au-dedans et surtout au dehors que les premières années des États-Unis. Heureusement elles furent remplies par les deux présidences de Washington. L’habileté toujours honnête et l’honnêteté toujours habile qu’il montra pendant cet intervalle étaient nécessaires pour assurer l’existence de la nouvelle république, et on ne voit personne autour de Washington qui à sa place eût déployé tant de vigueur et tant de prudence. Après avoir dirigé la guerre de l’indépendance, il conduisit pendant huit ans, à travers une foule d’obstacles, les affaires de son pays. On peut dire qu’il a eu deux fois la gloire de le sauver.

Sa première présidence commence en 1789, date de la fondation d’un gouvernement libre en Amérique et en France, date glorieuse pour les deux pays. L’histoire de Washington et celle des hommes qui conduisirent la France pendant le même temps suffiraient pour expliquer la différence du succès, différence dont il y a beaucoup d’autres causes. On voit d’un côté autant de sagesse pratique que de l’autre on rencontre de généreuse inexpérience. Surtout l’éducation des deux pays était différente : les Américains avaient été préparés à la liberté par un état de choses qui leur avait appris à se