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mit, il est vrai, plus d’une heure pour un trajet de quelques minutes dans des circonstances ordinaires ; mais il ne lui arriva pas une seule fois de faire fausse route. On ne voyait plus les chemins ; si par momens on pouvait les reconnaître encore, ce n’était qu’aux prodigieux entassemens de neige qu’y avait jetés le vent, entassemens qui les rendaient tout à fait impraticables. À défaut de chemin, le jeune villageois se guida d’après les haies des champs et quelques arbres épars çà et là, dans la campagne. Cinq heures sonnaient à Supt quand il y arriva ; il hésita un instant, s’il ne s’arrêterait pas quelques minutes dans le village pour se reposer, car il avait eu de la neige tantôt jusqu’au genou, tantôt jusqu’à la ceinture, et ses forces commençaient à être sensiblement diminuées, mais il lui sembla qu’il ferait mieux de profiter des quelques instans de jour qui restaient, et il continua sa route.

C’était au-delà du village que l’attendait le péril. À peine avait-il dépassé les dernières maisons, qu’il prit trop à droite et s’engagea dans le chemin creux qui mène à la tourbière. La neige y était profonde de plus de trois pieds ; il parvint cependant à s’en dégager après d’incroyables efforts, mais cette erreur de direction lui avait coûté des momens bien précieux. La nuit était venue, sombre, effrayante, une de ces nuits redoutées du voyageur égaré, même quand la tempête ne vient pas en accroître encore le danger et l’horreur. Pour surcroît d’infortune, la poussée sembla tout à coup redoubler de violence. La neige ondoyait autour de lui, comme les vagues d’une mer furieuse, elle marchait sous lui, elle se dressait contre lui, elle lui jetait à pleine poignée à la face sa poussière glaciale, l’enveloppant de tous côtés dans son sinistre tourbillon. Simon s’arrêta ; immobile, appuyé sur son bâton, il écoutait si quelque bruit lointain ne viendrait pas lui indiquer la direction qu’il devait suivre. Rien que les hurlemens des loups que la faim et la nuit avaient chassés de la forêt. La peur commença alors à le saisir ; il pensait à sa mère, à ses parens, à Joséphine, qu’il n’espérait plus revoir ; de grosses larmes, qu’il essayait en vain de refouler, roulaient dans ses yeux. Les hurlemens des loups semblaient se rapprocher ; il savait qu’il devait demeurer debout, s’il ne voulait pas devenir leur proie, que c’en était fait de lui, s’il s’asseyait ou tombait. De larges gouttes de sueur coulaient le long de son visage, sa vue s’était troublée, ses jambes faiblissaient ; il allait tomber quand tout à coup, ô bonheur ! un Angelus se fit entendre ; la prière de Joséphine avait été exaucée. Le sentiment revint au jeune homme ; il écouta, il reconnut le son de la cloche : c’était celle de Lemuy. Maintenant il pouvait s’orienter ; ses forces revinrent avec son courage, il se remit en marche. À mesure qu’il s’avançait, la neige diminuait de profondeur, et il mar-