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semble que ça me soulagera. Je voulais d’abord écrire à Josète, mais je connais son bon cœur ; elle aurait voulu parler à mon père pour moi, et je sens que je suis trop coupable pour pouvoir être pardonné. Vous, monsieur le curé, vous pourrez raconter mon histoire aux garçons de la paroisse pour les détourner de faire comme moi. Je pense qu’il n’y en a point qui en soient capables ; c’est égal, vous leur direz toujours : Ne faites pas comme Mélan, et je suis sûr qu’ils vous écouteront. Je ne rentrerai jamais à Chapois ; ainsi vous pouvez parler sans avoir peur de me faire du tort.

« Voici donc comment j’ai fait la connaissance de cette pauvre fille. Il y a bientôt un an, c’était le dimanche avant les foins. J’étais allé me promener après vêpres vers le communal. Les prés étaient tout en fleurs ; ils embaumaient. Vous nous aviez recommandé le matin à la messe de ne jamais passer par les champs sans remercier le bon Dieu de toutes les bénédictions qu’il avait accordées aux biens de la terre. Je n’aurais jamais cru vous désobéir si tôt. Que voulez-vous, monsieur le curé ? jamais je ne m’étais senti comme ce soir-là ; j’étais comme dans le vin ; j’estime que c’était l’odeur de la miellée[1] qui me montait à la tête. Voilà qu’au bout du champ de Faivre j’aperçois une fille qui courait vers moi de toutes ses forces : c’était cette pauvre Floriane ; le taureau de Prévalet était après elle. Dragon n’est pas méchant, mais les mouches piquaient assez, et puis Floriane avait mis son mouchoir à carreaux rouges, et vous savez que les bêtes n’aiment pas cette couleur-là. Le taureau n’était déjà plus qu’à quelques pas d’elle ; je la pris par le gros du corps, et je la jetai doucement de l’autre côté des buissons. Dragon me connaissait ; il fut bien vite apaisé. J’avais dans ma poche une bonne poignée de sel pour Fanfan que j’allais voir au communal, ce fut l’autre qui l’eut ; mais Fanfan n’y a rien perdu : il en a eu le double en rentrant à l’écurie. J’allai ensuite vers Floriane, qui était plus morte que vive. — Merci, Mélan, me fit-elle d’une voix encore tout effrayée ; sans vous j’étais perdue. — Je voulus la reconduire jusqu’au village, mais elle me dit qu’elle s’en irait bien toute seule et qu’elle ne voulait pas me déranger. Je continuai mon chemin, mais avec bien du dépit de ce qu’elle n’avait pas voulu se laisser reconduire. Vous voyez, monsieur le curé, que je vous dis tout ; il me semble que je suis en confession. Vous savez bien aussi que je n’ai jamais aimé à mentir ; je suis déjà bien assez mauvais sans cela.

« La fête de Supt ne tarda pas. Mon père y fut invité chez les Maillard ; il était déjà malade. — Mélan, me fit-il, tu iras : Jean-Claude ne serait pas content s’il n’avait pas quelqu’un de chez nous. — Je ne me le fis pas dire deux fois : je pensais qu’elle y irait avec

  1. Senteur des prés.