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de sa maladie, le plus près possible du poêle de fonte, dans lequel il introduisait à chaque instant quelque bûche nouvelle, le fermier travaillait, sans prononcer une syllabe, presque sans lever la tête, à quelques pièces de charronnage qu’il manquait presque toutes, quoiqu’on eût vanté jusqu’alors son adresse pour ce genre de travail. Fanfan se mettait-il à beugler, le vieillard fronçait le sourcil, comme si tout ce qui lui rappelait son fils lui fût devenu insupportable. Il avait pris le pauvre animal en une telle haine, que, forcé une fois d’en parler, ce ne fut pas sous le nom de Fanfan qu’il le désigna, mais sous celui de Brenet, qu’il avait porté jusqu’au jour où un caprice de Mélan était venu le débaptiser.

Telle était la situation de cette malheureuse famille, quand un dernier événement vint achever de l’accabler. On était à la mi-février. La nomination du fruitier avait été renvoyée à cette époque. Le conseil de fromagerie s’assembla. Ce conseil était composé de huit membres, dont cinq de l’ancienne fruitière des gros (notables) et trois de l’autre parti. Isidore paraissait donc n’avoir que peu de chances en sa faveur. Il ne se découragea cependant pas et tenta même, avec l’aide de quelques-uns de ses amis, l’embauchage sur le camp opposé. La séance fut orageuse. Le parti des gros y représentait la tradition, les mœurs patriarcales ; le père Reverchon n’avait pu malheureusement venir voter avec ses amis. La majorité cependant semblait encore leur être assurée, quand l’apostasie d’un paysan menacé d’être poursuivi par le cabaretier Michoulier, partisan d’Isidore, pour une dette de son fils, fit pencher la balance des voix en faveur de l’ancien fruitier. Le résultat de la délibération fut aussitôt annoncé au vieux fermier par un des membres de ce sénat villageois, théâtre de passions et de luttes non moins ardentes souvent que celles de nos assemblées politiques. Cet officieux informateur raconta jusque dans les moindres détails, au père Reverchon, tout ce qui s’était passé. Le vieillard écouta ce récit sans aucune émotion apparente. La seule chose qui parut l’affliger, ce fut l’apostasie à laquelle Isidore devait sa nomination. Le visiteur ne quitta Champ-de-l’Épine que l’Angelus de midi déjà sonné et la soupe apportée sur la table. Le vieillard dit le Benedicite selon sa coutume, mais il ne mangea absolument rien, malgré les instances de sa fille. — Ce soir, Josète, répondit-il ; je mangerai ce soir tout ce que tu voudras ; mais je n’ai pas faim maintenant, je t’assure que je n’ai pas faim.

Le père Antoine retomba presque aussitôt dans son silence obstiné des jours précédents, et, malgré tous ses efforts pour le faire parler, Joséphine ne put lui arracher une seule syllabe. L’expression sombre de sa physionomie, les brusques mouvemens involontaires qu’il faisait à chaque minute, dénotaient toute la violence de son émotion intérieure. À souper, il ne mangea encore rien. L’heure du repos