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datait alors ses récits, mais par des indications dans le genre des suivantes : quand j’étais armailli[1] au Suchet, — c’était du temps que je courais les villages la balle au dos, etc. Aucun de ces métiers ne lui ayant réussi, il était venu s’établir à Ney, près de Champagnole, où il avait obtenu, on ne sait comment, un emploi de garçon farinier dans un moulin assez important, et peu de temps après la main d’une villageoise dans l’été de l’âge, mais dans l’été de la Saint-Martin. Celle-ci était veuve d’un cultivateur qui ne lui avait laissé pour toute fortune qu’un champ de deux ou trois soitures[2] et une fille assez jolie qui touchait à la puberté. Isidore, ou, comme on disait, Sidore, mangea le champ, battit la fille, et maltraita si bien la mère, qu’elle mourut bientôt de chagrin.

Une fois veuf et ruiné, notre homme ne tarda pas en outre à perdre son emploi. Heureusement sa fille, qui avait appris l’état de couturière, commençait à avoir des journées. Chaque soir, elle remettait la modeste somme de dix sous, produit de son travail du jour, à son père, qui, de son côté, trouvait à s’employer soit comme coupeur de bois, soit au moment des récoltes. La jeune villageoise s’appelait Floriane, nom déjà passablement prétentieux ; mais on doit savoir encore gré à ses parens de ne l’avoir pas nommée Artémie, Otilie, Herminie ou Irma, suivant une mode déplorable introduite depuis quelques années dans les montagnes du Jura, où l’on ne rencontre presque plus de Jeanne ou de Thérèse au-dessous de quarante ou cinquante ans. Ajoutons, pour ne rien omettre, que Floriane eut beau ne cesser de se conduire à Ney en digne et brave fille, Gandelin était son père, ou du moins elle vivait avec lui sous le même toit ; personne ne voulut croire à son honnêteté.

Il y avait trois ans environ que Sidore habitait Ney, quand il apprit que la place de fruitier était vacante à Chapois. Il partit sur-le-champ ; deux heures après son arrivée, on lui mettait à la main le débattoir et les réseaux[3]. Gandelin sortait de l’excellente école du Suchet ; il travailla lestement, proprement, et le soir même le conseil de fruitière[4], tout disposé à l’employer, décida qu’on prendrait des renseignemens sur son compte. Ces renseignemens, comme on le pense bien, ne furent pas flatteurs pour Isidore ; mais quand ils arrivèrent, il avait déjà eu le temps de se faire des amis dans le village et même au sein du conseil de fromagerie. Chapois ne faisait que sortir d’une crise violente de dissensions intestines durant la-

  1. Celui qui soigne et qui trait le bétail dans les campagnes.
  2. Soiture, trente-cinq ares.
  3. Débattoir, bâton armé de pointes qui sert à dissoudre le lait caillé. — Réseaux, toiles claires au moyen desquelles on enlève les grains de fromage.
  4. Réunion des habitans d’un village, choisis pour administrer une fruitière ou fruiterie.