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que c’est, tu voudrais aller rejoindre les conscrits chez Michoulier. Personne de chez nous n’a jamais mis les pieds au cabaret, mais un jour de milice… suffit, je le permets. Tu n’as peut-être plus d’argent ; dis à ta sœur qu’elle t’en donne, tu sais bien que c’est elle qui tient la bourse.

— J’ai encore de l’argent, père, répondit le jeune homme, et pour ce qui est des conscrits, j’estime qu’ils se passeront bien de moi pour ce soir. Je voudrais,… mais ça ne vous fâchera pas ? je voudrais…

— Voyons, que voudrais-tu ? Est-ce que tu te gênes avec ton père par exemple ? Il ne faut pas être comme ça, mon garçon. Je dis oui d’avance ; ainsi tu peux parler.

— Eh bien ! père, je voudrais me faire… soldat.

— Bonne idée, mon garçon, bonne idée ! s’écria le père Antoine, qui ne pouvait s’imaginer que son fils ne plaisantât pas. Soldat ! c’est ça tout de même un état ! On court le monde ; on en voit du pays. Ne me parle pas de ceux qui ne sont jamais sortis de leurs trous, autant venir au monde estropié des quatre membres. C’est dommage que je sois si vieux, je partirais avec toi.

— Vous-voulez rire, père, mais moi, non. Tenez, voilà le grand Margillet, est-ce que ça ne fait pas plaisir, quand il raconte ses histoires à la veillée ? On entendrait voler une mouche. Il n’a cependant été qu’un an en Afrique.

— Un an de trop ! répondit le père Antoine, qui commençait à trouver la plaisanterie un peu longue. Margillet était un bon enfant quand il est parti, on ne l’avait jamais vu se déranger. Maintenant où est-ce qu’on le trouve ? À l’auberge toute la sainte journée, et même on dit qu’il doit déjà pas mal d’argent à Michoulier. Sans aller si loin, qu’est-ce qu’il a fait dimanche dernier ? Il a joué aux quilles pendant une bonne partie de la messe avec le fruitier… Mais, toi, qu’est-ce que tu as voulu dire tout à l’heure, avec tes histoires de soldat ? Est-ce que tu voudrais nous quitter pour tout de bon ? Parle, explique-toi ; il faut que je sache à quoi m’en tenir.

Le père Antoine avait prononcé ces dernières paroles d’un ton sec, qui glaça Mélan de frayeur. Le pauvre garçon eût bien voulu n’avoir pas abordé ce terrain périlleux, mais il était trop tard pour reculer. Sommé par son père de s’expliquer, il dut obéir. — Pour lors, dit-il avec encore bien moins d’assurance qu’auparavant, voici comme la chose est venue. Je venais de tirer mon numéro, et j’étais devant la maison commune à regarder en attendant les autres, quand ne voilà-t-il pas que quelqu’un me tape sur l’épaule ! Je me retourne ; qu’est-ce que je vois ? Un monsieur, mais un monsieur bien comme il faut, habillé tout en drap, avec une chaîne en or. — Ah ça ! qu’il me fit, jeune homme, est-ce qu’on ne se vend pas ? — Combien en donnez-vous ? — Treize cents francs. — Quatorze