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Chapois est renommé même pour les agrémens de son site, et plus d’un Jurassien y rêve une maison de campagne ; c’est que les habitations s’élèvent sur la lisière d’un des plus beaux bois de sapins qui existent au monde, — la forêt de La Joux. Tel est le charme sauvage, telle est l’imposante majesté de cette forêt, qu’elle seule tient lieu à Chapois de toutes les autres beautés de la nature. Chapois n’a ni cascades, ni rochers, ni rivières ; mais comment regretter tout cela, quand chaque habitant rencontre à quelques pas de sa maison ces grands et fiers arbres si beaux dans leur sombre parure, ces ombrages d’une fraîcheur incomparable, ces clairières sans nombre où le chevreuil broute en paix, ces prés-bois tout émaillés de narcisse ; et de délicieuses petites gentianes printanières d’un azur inimitable, ces calmes et profondes solitudes dont le silence n’est troublé que par le chant de la grive et le ronronnement du ramier ? Si le lecteur veut bien nous suivre à Champ-de-l’Épine, une des fermes de Chapois les plus rapprochées de la forêt, il se convaincra que ce village a d’autres titres encore à son attention, et que les vieilles mœurs du Jura y ont gardé quelques représentans caractéristiques.

Le 8 février 184…, l’intérieur de cette ferme de Champ-de-l’Épine présentait un singulier aspect de tristesse et de désolation. Assis à côté d’un poêle de fonte chauffé presque au rouge, le fermier, Antoine Reverchon, était occupé à quelque menu travail de charronnage. C’était un homme d’une soixantaine d’années, dont le visage, déjà grave d’habitude et sévère même, paraissait en ce moment chargé de soucis. L’honnêteté y était écrite ; mais c’était plutôt de la dureté qui s’y lisait à première vue. De temps en temps les traits du vieillard s’assombrissaient encore, sans qu’on pût dire si ce changement d’expression devait être attribué a une cause morale ou seulement aux souffrances d’une maladie aiguë, qui depuis près de deux ans tenait le brave villageois relégué au logis. De l’autre côté du poêle, Claude, sa femme, lavait, d’un air non moins préoccupé, la vaisselle qui avait servi au dernier repas. Cette vaisselle, des plus communes qui se vendent aux foires, était, ainsi que tout le reste du ménage, tenue avec une propreté irréprochable trop rare chez nos paysans. Près de la porte, Joséphine, une vive et fraîche jeune fille de vingt-deux à vingt-trois ans, manœuvrait une beurrière ou baratte en bois de sapin aussi nette et propre que si elle eût été achetée la veille au marché de Champagnole. La jeune villageoise s’efforçait de distraire par de gais propos ses parens de leurs préoccupations ; mais elle n’était pas sans quelque trouble dans l’esprit, et loin d’être en état de dissiper la tristesse d’autrui, elle eût eu besoin peut-être que quelqu’un calmât sa propre inquiétude. L’attitude silencieuse de ses parens n’était guère faite au contraire que pour l’augmenter.