Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/564

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de le nier; mais ce reproche, qui d’ailleurs ne s’applique pas aux livres que je viens de nommer, ne saurait altérer aux yeux des juges compétens l’immense valeur de ce talent privilégié. Valentine et Bénédict, Geneviève, Henriette et André sont des personnages dont chacun de nous peut apprécier les mérites. Devant de telles créations, toutes les querelles d’école se taisent; la discussion serait oiseuse, l’admiration est un devoir. Quoique dans la plupart des livres de George Sand les hommes n’aient pas le beau rôle, ils ne lui ont pas gardé rancune et lui pardonnent volontiers de réunir dans la femme toutes les perfections. C’est un caprice dont la poésie peut très bien s’accommoder. L’auteur de Valentine et de la Mare au Diable possède une imagination merveilleuse et sait animer tout ce qu’il touche. Toutes les fois qu’il se contente de raconter, il est sûr de nous intéresser, de nous émouvoir, de nous charmer. Son talent ne s’obscurcit que lorsqu’il essaie de soutenir une thèse. Dès qu’il s’aventure sur le terrain de la philosophie, son style, d’ordinaire si limpide et si rapide, devient terne et languissant. Comme il essaie de deviner ce que l’étude peut seule enseigner, il tâtonne et trébuche plus d’une fois. En pareil cas, l’extrême justice toucherait à l’iniquité. A quoi bon juger les romans de George Sand comme le Contrat social et l’Esprit des Lois? La philosophie n’est pas le domaine de cet esprit ingénieux, de cette imagination hardie. Maître absolu dans le domaine de l’émotion, l’auteur de Valentine n’a rien à gagner dès qu’il franchit les limites de son royaume, et nous aurions mauvaise grâce à le chicaner sur l’indécision ou la confusion des idées qu’il veut défendre. Il a conquis depuis longtemps un titre glorieux et que personne ne songe à lui disputer, celui de conteur excellent. Il a trop de bon sens pour que son ambition ne soit pas satisfaite. Raisonneurs qui veulent conter, conteurs qui veulent raisonner se fourvoient trop facilement. Que chacun reste dans son rôle et développe les facultés qu’il a reçues sans rêver une tâche au-dessus de ses forces : c’est le plus sûr moyen d’éviter les désappointemens.

Je reconnais volontiers qu’on a fort exagéré le talent de Balzac. Je ne puis me rappeler sans sourire que des panégyristes de bonne foi ont placé la Comédie humaine à côté de la Divine Comédie, quelques-uns même au-dessus. Il ne faut pourtant pas que ces folles apothéoses feraient nos yeux au mérite de ce conteur ingénieux, de cet observateur persévérant, qui a laissé sur les mœurs de notre temps des études pleines de vérité. Parmi ses livres si nombreux, beaucoup seront justement oubliés; mais Eugénie Grandet et la Recherche de l’Absolu suffisent pour assurer sa renommée. Ces deux récits, d’un intérêt si puissant, si simplement inventés, suffisent pour lui