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œuvre, dont la conception et l’exécution révèlent certainement une imagination puissante, la pierre tient trop de place et l’homme trop peu. C’est à ces termes que se réduit la critique fondamentale de Notre-Dame de Paris. Quel que soit le talent de l’auteur, quelle que soit la richesse de sa fantaisie, il ne peut se dérober à ce reproche. Esmeralda et Phœbus, Gringoire, Claude Frollo et Quasimodo en face des tours de Notre-Dame n’ont guère plus d’importance qu’un lézard se jouant au soleil sur le mur d’un jardin. C’est comprendre bien malheureusement la gloire littéraire de la France que de comparer Notre-Dame de Paris à Ivanhoe. Dans le roman du conteur écossais, le côté humain tient à bon droit la première place. Le roi Jean, Richard Cœur-de-Lion, le prieur Jocelyn, Brian de Bois-Guilbert, Isaac et Rebecca, Cedric et lady Rowena, sont vrais dans le sens éternel du mot avant d’être vrais dans le sens historique. Or, je le demande à tous les hommes de bonne foi, qui oserait en dire autant des personnages de Notre-Dame de Paris? Il faut donc, pour demeurer dans la vérité, ne voir dans cette œuvre que l’effort d’un génie vigoureux, mais d’un génie égaré, qui ne cherche dans le monde entier que la couleur et la forme, et oublie l’âme humaine, sans laquelle toute forme et toute couleur demeurent dépourvues de valeur poétique. Il peut sembler présomptueux de donner son opinion pour celle des générations futures, et pourtant je ne crains pas d’affirmer que Notre-Dame de Paris ne sera pas acceptée dans cinquante ans comme une œuvre humaine. C’est le dernier mot de la poésie réduite aux éléments du monde visible, ce n’est pas une conception qui relève de l’histoire et de la philosophie. Notre-Dame de Paris restera dans notre histoire littéraire comme une date importante, le souvenir du bruit qui s’est fait autour de ce roman ne s’éteindra pas; mais tous ceux qui préfèrent la vérité à la splendeur, l’homme à la pierre, continueront de placer Notre-Dame de Paris au-dessous d’Ivanhoe.

Colomba, publiée neuf ans après Notre-Dame de Paris, offre un contraste frappant avec l’œuvre de Victor Hugo. Dans Colomba, en effet, l’homme tient la première place, et c’est là ce qui établit la supériorité poétique de Colomba sur Notre-Dame de Paris. Sobriété d’incidens, sobriété de style, analyse profonde des caractères, tout se réunit pour démontrer que le roman de Mérimée gardera longtemps la place qui lui est dès à présent assignée. Dans Colomba, le paysage n’occupe jamais le rang qui appartient au développement des sentimens humains. Il ne s’est pas fait autour de ce livre autant de bruit qu’autour de Notre-Dame de Paris; aucune question n’a été posée à propos de cet admirable récit, qui a fait son chemin dans le monde, comme les fables de La Fontaine, comme les comédies de Molière, par la seule puissance de la vérité. Les esprits