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l’autorité de la science, qu’il ne méconnaîtra jamais, a suffi pour les raffermir. La postérité pensera de lui ce que nous pensons nous-mêmes, ce que nous pouvons affirmer, sans nous exposer au reproche de présomption : il a fait dans la science historique une large trouée par laquelle passeront tous les historiens vraiment dignes de ce nom. Si la force lui a manqué pour reconstruire l’édifice entier de notre histoire, il a du moins posé les fondemens de cet édifice, et cette gloire suffit à son nom.

M. Jules Michelet occupe dans la science historique une place à part. Aussi érudit, aussi laborieux que M. Thierry, il ne possède pas sa netteté de vue. Après avoir appliqué à l’histoire romaine le système de Vico, il a cherché dans l’histoire de France l’occasion de soumettre à une nouvelle épreuve ce système ingénieux, mais désespérant, que l’expérience réprouve, et qui, s’il était vrai, équivaudrait à la négation du progrès. Plus d’une fois, M. Michelet, emporté par l’évidence, a déserté la cause de son maître; mais il a puisé, dans son commerce familier avec le philosophe napolitain, une prédilection fâcheuse pour le symbolisme, et cette prédilection l’a trop souvent égaré. Je ne veux pas contester tout ce qu’il y a de nouveau, de légitime, dans son interprétation du moyen âge : cependant je crois que tous les bons esprits, tous les esprits sains, verront dans l’Histoire de France de M. Michelet une lecture dangereuse. Dans ce livre en effet, la légende côtoie si souvent les récits authentiques, les traditions populaires, les chants de la veillée usurpent si souvent l’autorité de l’histoire, que le lecteur le plus attentif a grand’peine à démêler la vérité. Si mon affirmation avait besoin de preuves, je me contenterais de citer le règne de Charles VI. A coup sûr, l’érudition ne manque pas dans ce récit; mais quel emploi l’auteur en a-t-il fait? Soyons de bonne foi, parlons sans amertume et sans faiblesse, ne nous laissons pas égarer par l’éclat du talent, par le charme de l’imagination : le règne de Charles VI, dans le livre de M. Michelet, est tout simplement une lecture qui donne le vertige. Les esprits les plus vigoureux craignent, en fermant le volume, de partager l’aliénation du malheureux monarque. Il y a telle fête racontée par M. Michelet qui remplace la pensée par des visions à l’égal de l’opium et du haschisch. Est-ce là l’émotion que doit se proposer l’historien? Pour ma part, je ne le crois pas.

Le récit de la révolution française a été pour M. Michelet une épreuve plus périlleuse encore que le moyen âge de la France. Animé d’intentions généreuses, mettant avec raison le droit au-dessus du succès, il n’a pas toujours su garder l’impartialité qui convient à l’historien. Dans son désir, très naturel, d’éclairer l’origine des événemens, il a plus d’une fois appelé le roman à son aide. Les femmes