Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

principe hygiénique de ne jamais ralentir le pas, gardait invariablement la tête dans toutes les excursions; puis venait le réfugié polonais, un pistolet fourré dans chaque poche de sa capote à brandebourgs, et fort inquiet de savoir s’il trouverait au sommet un blanc sur lequel il pût tirer; en arrière se tenaient le Belge et le Suédois, l’un cherchant des pucerons au clair de la lune, l’autre occupé de retirer et de remettre alternativement, dans l’intérêt de sa santé, une des couvertures apportées par les domestiques; enfin entre ces deux extrémités de la caravane se groupaient nos principaux personnages, séparés par de petits intervalles. M. Borris conduisait Mme de Stieven, et M. de Vaureuil Henriette; sur leurs talons venait Hermann, silencieusement enveloppé dans son manteau, mais l’oreille dressée et l’œil au guet, comme un familier du conseil des dix.

Il fallut près d’une heure pour gravir la montagne. Lorsqu’on en eut enfin atteint le sommet, chacun fut involontairement arraché à ses préoccupations par l’incomparable majesté du spectacle. Du haut de ce pic solitaire, comme d’un immense piédestal, on semblait dominer toute la contrée. Aux quatre aires du vent, l’œil allait se perdre dans les abîmes de l’espace. Vers l’est s’ouvraient les gorges de Schwitz, serpentant dans un dédale de monts arides vers le midi; les vertes vallées de l’Unterwald et ses hauteurs ombreuses; vers l’ouest, le lac et Lucerne; au nord seulement se dressait, comme une forteresse appuyée au ciel, le gigantesque Rigi, entouré à sa base de grands villages qui semblaient dormir le pied dans les eaux.

Au moment où nos promeneurs arrivèrent au Kulm, l’horizon, du côté de la Frohn-Alp, commençait à se teindre d’un rosé éclatant. La lumière pâle qui avait insensiblement remplacé la nuit devenait à chaque instant plus chaude. On voyait les pics éloignés sortir l’un après l’autre de l’ombre; mais en même temps, et par un étrange contraste, le brouillard cotonneux qui ne rampait d’abord que sur les basses régions s’élevait rapidement, et cachait dans ses flocons blanchâtres toute la partie inférieure de cet immense panorama. Bientôt, en parcourant l’horizon, le regard ne distingua plus que les hauteurs qui surmontaient l’océan de brume comme autant de masses flottantes. Le tout formait un paysage sans base, suspendu dans l’espace, et dont l’aspect fantastique dépassait tous les rêves de l’imagination.

Le Selisberg lui-même était enseveli sous ce linceul. Les spectateurs réunis à sa crête, bien qu’en pleine clarté, n’apercevaient plus, à trois pas au-dessous d’eux, le sentier par lequel ils venaient de monter. La ligne qui séparait la nuit de la lumière était si vigoureusement dessinée, que lorsque le Suédois, resté en arrière, apparut à son tour sur le sommet, on le vit sortir de cette brume opaque