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IV.

Quelle est après un an de guerre la situation réciproque de toutes les parties engagées, soit par les armes, soit par les négociations, dans cette grande lutte ?

La Russie qui s’était préparée à cette guerre depuis longues années, qui l’avait commencée avec la confiance la plus superbe et dans la persuasion que l’Europe était trop divisée pour pouvoir empêcher l’accomplissement de ses projets, la Russie a-t-elle trouvé une alliance dans le monde, a-t-elle fait un pas dans l’opinion des peuples ? À cela on peut, je crois, répondre hardiment par la négative. Le sentiment de satisfaction universelle que fit éclater le faux bruit de la prise de Sébastopol, les contributions volontaires qui sont venues des pays neutres à l’adresse de notre armée d’Orient, les souscriptions considérables qui ont été réunies sur diverses places de l’Allemagne et dans les pays du Nord, lors du dernier emprunt français de 500 millions, ont dû montrer à la Russie qu’elle n’avait ni crédit, ni sympathies parmi les peuples. A-t-elle été plus heureuse avec les gouvernemens ? À moins de lui compter pour un succès d’avoir poussé la Prusse à se mettre dans la singulière position où elle se trouve aujourd’hui, on ne voit pas ce que la Russie a gagné par la diplomatie depuis un an, et les traites qui lient l’Autriche avec la Turquie et avec les puissances occidentales sont certainement des échecs notables pour la politique russe. Dans la guerre, la Russie a encore moins réussi. Elle résiste à Sébastopol, mais elle a dû évacuer les principautés et la côte de Circassie ; elle est dans l’impuissance de tirer aucun parti des victoires que ses armées ont remportées sur les Turcs en Asie ; elle a perdu deux grandes batailles ; sa flotte de la Mer-Noire n’existe plus ; le vaste littoral qu’elle possède sur cette mer est exposé partout aux insultes de ses ennemis ; l’étranger est sur son territoire : à Balaclava, à Kamiesh, à Eupatoria, les alliés sont établis dans des positions qu’elle n’est pas en état de menacer sérieusement. En effet, ce n’est pas elle qui attaque ; c’est elle qui est attaquée, qui est pressée dans Sébastopol, qui est sur le point de perdre avec cette place les armes que, pendant de longues années de paix, elle avait préparées à loisir pour la conquête de l’Orient et pour la déchéance de l’Occident. Tout ce que la Russie peut revendiquer encore comme le bénéfice de cette première année de guerre, c’est que les coups qui lui ont été portés n’atteignent pas encore ses ressources vitales, bien que cependant elle doive cruellement souffrir. Malgré le soin avec lequel elle cherche à dissimuler ses plaies, il en est qu’elle ne peut