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guet, toujours prêts au combat, ne pouvant pas faire de feu pour ne pas fournir un point de mire à l’ennemi, supportant la gelée, recevant la neige et la pluie, ou, ce qui était pire encore et ce qui s’est renouvelé souvent sous le climat si variable de la Crimée, surpris par un dégel pour être repris à quelques heures de là par le froid, qui les trouvait les pieds dans l’eau et la boue!

L’armée anglaise, moins aguerrie, moins bien administrée, moins nombreuse que la nôtre et qui avait entrepris dans le principe de faire autant que les Français, a failli périr à la peine. Il n’y a pas d’héroïsme qui puisse résister à de pareilles épreuves trop longtemps soutenues, et cependant pour les Anglais les choses en étaient venues à ce point, qu’au dire d’un des témoins interrogés par le comité d’enquête de M. Roebuck, les soldats, pendant le mois de novembre, veillaient régulièrement trois nuits sur quatre, et n’avaient en moyenne que trois heures de repos sur les vingt-quatre dont se compose la journée. Comment s’étonner après cela que les sentinelles se soient plus d’une fois laissé surprendre? Pouvaient-elles ne pas s’endormir sous les armes? Comment s’étonner encore si les soldats anglais, moins rompus à la fatigue que nos vieilles troupes d’Afrique, ne s’ingéniaient pas comme elles pour se faire des abris, pour se creuser des trous, pour se construire des gourbis où les nôtres se trouvaient par comparaison infiniment mieux que leurs voisins? Mais ils n’avaient même pas le temps nécessaire pour y songer ! C’est la triste raison qui explique comment, tout en ayant expédié plus de soixante mille hommes pour le théâtre de la guerre, les Anglais n’ont jamais eu plus de trente mille hommes présens en Crimée, comment à la date du 5 avril ils avaient dû évacuer plus de dix-sept mille malades sur les hôpitaux de Constantinople! Et encore, pour faire le compte des pertes qu’a subies l’armée anglaise, faudrait-il ajouter le chiffre des morts qu’elle a ensevelis à Varna ou sous les murs de Sébastopol ! Aujourd’hui ces douloureuses épreuves sont passées; l’armée alliée, renforcée par de nombreux envois de troupes, pourvue d’un matériel plus considérable que par le passé, appuyée sur les prodigieux travaux que sa persévérance a accomplis au milieu de circonstances inouïes, ravivée par le retour de la belle saison, tente un nouvel effort sur Sébastopol, qu’elle écrase sous le feu de quatre cent soixante-treize pièces de canon, et livre à l’ennemi un combat qui doit être ou le dernier de la guerre ou le prélude d’une lutte gigantesque. Dans quelle situation nous prend cette crise suprême? Où sommes-nous arrivés? Quelle est la position actuelle de chacun par les armes ou dans la diplomatie?