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champ de bataille plus vite que peut-être elle ne devrait le faire; on prétend que les généraux, pour n’avoir pas à craindre de rapporter à l’empereur Nicolas qu’ils avaient laissé tant ou tant de pièces dans les mains de l’ennemi, commençaient toujours leur retraite, quand ils se croyaient compromis, en sauvant leur artillerie et sacrifiant leurs soldats : tout cela est possible et sans doute fondé; mais ce qui est certain, c’est qu’à l’Alma on n’a pris aux Russes que trois pièces de canon et pas une seule à Inkerman.

Quels que soient cependant les mérites de l’armée russe, ce qui est mieux constaté encore, c’est la supériorité morale que les armées alliées ont prise sur elle et dans des conditions dont la rigueur pour les nôtres ne saurait être imaginée. Bien des faits d’armes brillans, dont les dates sont encore présentes à toutes les mémoires, sont là pour attester cette supériorité; mais ce qui doit plus toucher encore que ces épisodes glorieux, c’est ce long et rigoureux hiver passé sur un plateau désert, sous la neige et sous la pluie, dans la gelée et dans la boue, au milieu des privations les plus cruelles, à six cents lieues de la patrie, devant une place pourvue comme il n’en est peut-être pas une autre au monde, sous le feu d’un tonnerre d’artillerie incessant, en présence d’une armée qui, pendant le mois de novembre particulièrement, devait être, supérieure en nombre à celle qu’on appelait l’armée assiégeante, — et qui de fait n’a pas, en dépit de tout, lâché sa proie, n’a pas cessé de resserrer les lacs dans lesquels elle voulait la prendre. Les travaux ont été poursuivis plus ou moins activement, selon le nombre des bras dont on pouvait disposer, mais ils n’ont jamais été complètement suspendus. Alma, Balaclava, Inkerman, noms éclatans qui rappellent des actes héroïques, mais qui devraient pâlir devant ces terribles nuits de garde de tranchée où les victimes avaient les pieds gelés, succombaient au froid, à la dyssenterie, au scorbut, à la fièvre, mouraient ou contractaient des infirmités pour le reste de leur vie, silencieusement, tristement, sans le tumulte et sans l’ivresse de la bataille, sans pouvoir dire d’un membre perdu qu’il avait été mutilé par l’ennemi dans une action glorieuse, dans tel jour de victoire, à l’ombre du drapeau déchiré, sous la pluie de la mitraille, au bruit du canon, au son des fanfares guerrières qui célèbrent la mort des héros, qui font oublier sa douleur au soldat blessé, et lui donnent la force de sourire encore à l’honneur du régiment, aux triomphes de ses camarades et de son pays ! Qu’on se figure, s’il est possible, ce qu’ont dû souffrir pendant les mois de novembre et de décembre, lorsque les nuits ont seize et dix-sept heures de durée, les huit ou dix mille hommes qu’il fallait fournir chaque jour pour la garde des tranchées, et qui devaient passer presque tout leur temps cachés dans un fossé, l’œil au