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du plateau les bombes et les obus pour rendre tous ces ouvrages inhabitables, pour forcer l’ennemi à les évacuer.

Il y avait pourtant une objection considérable à ce plan, qui au premier abord semble si simple : c’est que la côte ne présentait dans le voisinage aucun point de débarquement où l’on se considérât comme certain de pouvoir mettre à terre en sécurité, avec la rapidité convenable, tout le matériel que l’opération exigeait. On venait d’apprendre par expérience à Old-Fort que dans ces parages il suffisait d’un peu de houle et d’une faible brise pour produire un ressac qui rendrait difficiles les communications de la flotte avec la terre et le débarquement d’objets aussi peu commodes à manier que des pièces de canon du poids de trois et de quatre tonnes. Cette considération toute puissante paraît avoir déterminé la marche de l’armée sur Balaclava, où l’on était sûr de rencontrer les conditions que l’on désespérait de trouver au mouillage de la Katcha ou à l’embouchure du Belbec. Quant aux baies de Kamiesh et de Kazatch, qui en définitive sont devenues les points principaux et les plus favorables de débarquement, on ignorait alors le parti qu’on en pouvait tirer; c’était à qui, des Anglais et des Français, n’y irait pas; on n’avait confiance que dans le port de Balaclava. Il ne manque cependant pas de gens qui critiquent le parti qui fut pris, qui pensent encore que l’on aurait dû persister dans le premier projet, qui allèguent que l’on était dans la belle saison, que l’on avait encore, comme l’événement l’a prouvé, plus de cinquante jours de beau temps devant soi, que c’était plus qu’il n’en fallait pour enlever le fort détaché du nord, et qu’enfin on n’a pas gagné ce que l’on croyait posséder à Balaclava, car dans le coup de vent du 14 il s’est perdu de ce côté tout autant de navires qu’au mouillage si décrié de la Katcha.

Quoi qu’il en soit, le mouvement de l’armée sur Balaclava s’accomplit heureusement, sans rencontrer aucune difficulté de la part de l’ennemi, et en vérité on doit s’en étonner. Au lieu de s’enfoncer dans l’intérieur du pays, si les Russes avaient entrepris de défendre les formidables positions des plateaux de la Chersonèse, ils auraient pu mettre l’armée alliée dans la situation la plus difficile. Séparée de la mer, c’est-à-dire de ses magasins et de ses dépôts flottans, dépourvue presque complètement de moyens de transports par terre, elle n’avait guère de vivres avec elle que ce que les sacs des soldats, remplis a la Katcha et sur le Belbec, pouvaient contenir (huit jours au plus), et si, dans les défilés de la Tchernaïa, elle eût rencontré une résistance sérieuse, elle aurait eu sans doute de cruelles épreuves à subir. On ne sait pas encore ce qui a pu empêcher les Russes de tenter l’aventure. Ils venaient d’être vigoureusement battus à l’Alma, cela est vrai; mais ils avaient derrière eux une grande