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leurs malades, tous leurs blessés devaient être portés un à un, à épaules d’hommes, par des corvées que fournissaient les bâtimens de guerre. C’était une grande imprudence sans doute que de se lancer dans une pareille entreprise en étant aussi médiocrement équipé, et dès ce jour on aurait pu appliquer à l’armée anglaise la phrase que M. Layard, dans un article du Quarterly Review, attribue au général Bosquet lorsque, le 25 octobre suivant, il voyait partir la cavalerie anglaise, commandée par lord Cardigan, pour la brillante charge d’où elle allait revenir si mutilée : C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. Qu’il soit authentique ou non, le mot est d’une justesse frappante, et en rendant un hommage mérité aux grandes qualités que les Anglais ont déployées dans cette rude campagne, il dit aussi par où ils ont péché : le défaut d’expérience chez les officiers combattans et le manque d’organisation dans les services administratifs, qui ont souvent paralysé les efforts du courage le plus héroïque, ou fait dépenser dans des entreprises éclatantes, mais sans résultats possibles, une multitude d’existences précieuses.

Si regrettable que fût cette perte de temps, elle n’a rien été cependant en comparaison de la perte bien autrement sensible qu’allait faire l’armée alliée. Le maréchal de Saint-Arnaud, qui était l’âme de l’expédition et qu’une énergie presque surhumaine avait pu seule maintenir sur son cheval pendant la bataille, était frappé à mort. Dès le 23, il semble déjà apparent que cet esprit si entreprenant, cette volonté si ferme et si hardie dans ses desseins ne domine plus les conseils des alliés. Le barrage improvisé par la flotte russe à l’entrée de Sébastopol vient modifier les situations et détermine le mouvement sur Balaclava, qui fixe le sort de la campagne. Mais qui a inspiré cette idée? qui a fait adopter cette résolution? C’est ce que nous ignorons encore. Tout ce que nous savons, tout ce que nous pouvons deviner, c’est que le sacrifice consommé par les Russes a fait changer le plan d’opérations, et que le changement ne s’est fait qu’après de certains tâtonnemens dont les traces sont visibles dans les mouvemens des troupes et des flottes, mais que personne n’a encore racontés, et qui très probablement n’eussent pas existé si le maréchal de Saint-Arnaud eût encore été dans la plénitude de ses forces. C’est un point que l’histoire éclaircira plus tard.

Quoi qu’il en soit, au lieu de se porter sur le nord de Sébastopol et d’attaquer la place de ce côté, comme il parait être à peu près sûr qu’on l’avait projeté dans le principe, l’armée alliée prit le parti de changer complètement de système et d’attaquer par le sud, lorsque l’échouage de la flotte russe lui ôta l’espoir de forcer l’entrée de la rade et d’emporter la place par un coup de main. Elle se mit en route pour Balaclava, et cette manœuvre, qui, dans le