Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III.

Hermann tint parole. A partir du moment où ses soupçons avaient été éveillés par Mme de Stieven, il devint le surveillant secret, mais assidu de Henriette et de M. de Vaureuil.

Il s’y était décidé un peu par jalousie de la préférence que la jeune fille accordait au Français, beaucoup par haine contre ce représentant des Welches, mais surtout parce que c’était .pour lui l’occasion de prendre un caractère, car là était avant tout l’ambition de cet acteur sans emploi, qui s’était promené jusqu’alors dans les coulisses de la vie, attendant un rôle de début. Il se laissa séduire par ce personnage de gardien mystérieux, espèce d’archange errant l’épée flamboyante à la main autour du fruit défendu. Au fond, ses principes n’avaient rien de trop sévère, et il eût pu à l’occasion céder aux mêmes tentations que M. de Vaureuil, pourvu que ce fût sous une autre forme. Faust voulait bien séduire Marguerite à l’allemande, mais il était scandalisé par les légèretés françaises de don Juan.

Or plus son examen se prolongeait, plus il lui semblait voir clairement les intentions de M. de Vaureuil et ses progrès de chaque jour; mille détails d’abord inaperçus devenaient autant de révélations. Il était surtout frappé du changement qui s’était opéré chez Henriette. Il l’avait autrefois connue riante et sereine; mais au Selisberg il la retrouvait comme enivrée d’une joie intérieure qui jetait sur son visage d’étranges reflets. Jamais il ne lui avait vu cette liberté, cette verve, cette hardiesse de bonheur; on eût dit une jeune fiancée entrevoyant à l’horizon les plus charmantes lueurs.de la lune de miel.

Notre étudiant l’avait particulièrement remarquée un soir que leur promenade prolongée les avait ramenés après l’heure du goûter, et lorsque les autres pensionnaires avaient déjà quitté la table. M. Franck leur avait apporté le thé sur un petit guéridon où ils l’avaient pris sans s’asseoir, tandis que Henriette, les cheveux en désordre et le teint animé par la course, racontait vivement ce qu’ils avaient vu, en interrogeant sur les noms des lieux et sur leurs souvenirs historiques le jeune hôtelier, qui, sans interrompre le service, répondait à tout avec une précision complaisante. La jeune fille l’écoutait dans une sorte de recueillement joyeux. Son front semblait resplendir sous une auréole; ses lèvres étaient entr’ouvertes par un de ces sourires prolongés et comme involontaires qui semblent trahir une béatitude intérieure. Elle fut arrachée à sa rêverie par une modulation du piano sur lequel M. de Vaureuil avait promené les doigts en