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protestans et les ont chassés du royaume, à nous fils des Goths, descendans de ceux qui ont fait une épouvantable destruction des Morisques et des Indiens de l’Amérique, à nous Espagnols du XIXe siècle qui n’avons pas encore accordé sur notre terre inhospitalière un lieu de sépulture décent aux membres des confessions chrétiennes différentes de la nôtre, à nous Italiens de l’an de grâce 1855 qui mettons les gens au bagne parce qu’ils lisent la Bible protestante? Y a-t-il donc encore si longtemps que le séjour de la Norvège était interdit aux juifs, que l’Allemagne leur a reconnu certains droits, que l’Angleterre a émancipé les catholiques, que l’empereur Nicolas les persécutait à outrance, que la Grèce du roi Othon faisait mille difficultés pour admettre chez elle un établissement de sœurs de la Charité ?

Il faut remarquer aussi que, quels que soient les défauts et les vices des Turcs, il n’est peut-être personne ayant vécu en Orient qui ne reconnaisse que de toutes les races répandues dans leur vaste empire, ils sont encore la plus honnête, la meilleure et la seule qui possède une autorité morale quelconque sur les autres. Lord John Russell disait au commencement de 1853, en plein parlement, que l’une des raisons pour lesquelles il ne pouvait pas consentir à la destruction de l’empire ottoman, c’était l’épouvantable anarchie dont elle donnerait le signal depuis les bords du Danube jusqu’aux embouchures de l’Euphrate dans le Golfe-Persique. Parole vraie, mais dont le sens profond échappe malheureusement à ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas avouer quelle est la misère morale de ces populations, quelle est l’implacable violence des haines qui les divisent. Si toutes elles détestent plus ou moins le Turc, elles se détestent bien autrement entre elles. C’est le Turc qui, même dans le discrédit où son autorité est tombée, les force encore à se supporter les unes les autres. Supprimez-le aujourd’hui, et demain commencera une période de carnages et d’exterminations qui ne pourrait avoir de fin que par la conquête européenne, c’est-à-dire lorsqu’après de longues guerres l’Europe se serait entendue pour savoir à qui il appartiendrait de conquérir tel ou tel morceau de cette vaste proie.

Voilà pourquoi il est téméraire de pousser à la ruine des Turcs malgré tout ce qu’on peut leur reprocher; nous en conservons bien d’autres qui ne les valent peut-être pas, et qui dans ce moment-ci font certainement moins d’efforts qu’eux pour essayer de se corriger, pour tâcher de se remettre au pas de la civilisation. Je ne sais pas, je l’avoue en toute humilité, ce qu’il faut espérer du mouvement qui s’opère en Turquie; mais certes si elle peut être régénérée, j’ai plus de confiance pour le faire dans un gouvernement éprouvé par de cruelles vicissitudes, qui sent sa faiblesse et son impéritie, qui ne