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bien traités sous tous les rapports que les soldats turcs, dont la caserne leur servait de prison. C’est en ma présence qu’un de ces prisonniers, — un homme d’un certain âge et qu’à cause de son âge même les Turcs croyaient être un père de famille, — a refusé l’offre qui lui était faite par le ministre de la guerre, le séraskier Méhémet-Ali, d’être rendu aux Russes. On croyait le rendre à sa famille; mais il déclara qu’il ne savait plus s’il avait encore des parens, et qu’il aimait mieux rester prisonnier. Je sais tout le mal que l’on peut dire des Turcs, je connais les déplorables vices de leur administration, je me fais bien peu d’illusions sur la vitalité de leur empire et sur la valeur politique et morale de leur gouvernement; mais cela ne me semble pas une raison suffisante pour m’associer à toutes les calomnies que j’entends débiter encore chaque jour sur le compte de cette race, aujourd’hui si malheureuse, autrefois si grande et si puissante. Parmi ceux qui la poursuivent de leurs diatribes, il en est qui croient faire acte de foi; j’avoue que je ne saurais être de ces chrétiens-là. Si profond que soit l’abîme où se débat aujourd’hui l’empire ottoman, si cruelle que soit la corruption qui le dévore, il est faux et injuste de vouloir confondre dans une même condamnation le peuple et le gouvernement. Le peuple est pauvre, ignorant au-delà de toute croyance; il semble avoir lui-même le sentiment d’un avenir fatal, mais néanmoins il a conservé des vertus véritables. Les unes sont négatives, comme la sobriété, la patience, la résignation, le manque absolu d’envie, qualité si rare en Europe; les autres sont positives, comme la dignité personnelle, le courage, la véracité, la reconnaissance pour les services rendus, et, malgré de très grands préjugés, la tolérance. Je sais que ce dernier trait surtout semblera paradoxal; cependant il n’en est rien : l’histoire est là pour prouver que ce n’est pas un paradoxe. De tous les états de l’Europe, l’empire ottoman est le seul qui ait duré pendant des siècles en respectant, en laissant vivre du moins dans son sein des religions différentes de celle des maîtres de l’état. C’est peut-être aujourd’hui une des causes de sa faiblesse; mais à coup sûr c’est aussi une preuve éclatante de la tolérance des fils d’Othman et une preuve qu’aucun autre peuple ne pourrait fournir. Juifs ou chrétiens, Arméniens, Yézidis, Druses, Ansariés, Grecs ou Latins, tous ont pu vivre et se maintenir sous l’autorité des Turcs. Ils étaient rayas, ils étaient soumis à une suprématie dure et blessante, cela est vrai; cependant ils ont pu conserver leur foi, et avec leur foi leur loi civile, leur juridiction religieuse, leur autonomie intérieure au sein de leurs diverses communions. En vérité il nous sied bien de reprocher leur intolérance aux Turcs, à nous fils des Français qui, même au XVIIe siècle, n’ont pu vivre avec leurs frères