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deux veilles de la nuit, c’est-à-dire six heures, pour dicter le discours qu’il avait à prononcer dons cette circonstance devant le clergé et le peuple assemblés. Il s’excuse donc si l’on n’y trouve pas « la partition oratoire, les autorités historiques, les images poétiques, les figures de grammaire, les éclairs que les rhéteurs faisaient jaillir de leurs controverses. » En un mot, son discours est simple et clair, et c’est ce qui l’humilie[1].

Cependant il prend sa revanche dans les lettres où il veut imiter Pline et Symmaque. A l’en croire, il y réussit, et on l’engage à les recueillir et à les publier. Toutes ces lettres portent, en effet, la trace de cette lime qui a passé sur elles avant de les livrer aux hasards de la publicité; mais, ce qui met par-dessus tout Sidoine Apollinaire à l’aise, c’est de pouvoir, dans cet échange de correspondance, rivaliser avec ses amis d’esprit, de recherche, de raffinement et d’obscurité même. Il se plaît à lutter contre les difficultés, à s’engager dans des descriptions périlleuses, à faire connaître jusqu’aux derniers détails de la vie des Romains ou des Barbares de son temps, détails utiles pour l’histoire, mais empreints de tous les vices de la décadence. Il met le comble à son œuvre, il se croit arrivé au faîte de la gloire littéraire quand il peut entremêler à ces lettres familières des vers qu’il a improvisés, les quelques distiques qui se sont présentés d’eux-mêmes à son esprit en face d’une circonstance à laquelle, d’avance, il n’eût jamais songé. C’est là surtout qu’il met son amour-propre, dans ces petites poésies composées sur l’heure, à la volonté de l’empereur ou de quelque autre personnage. Ainsi, un jour, ayant à passer un torrent, il s’arrête pour chercher un gué ; mais, comme il trouve difficilement un passage commode, alors, en attendant que l’eau soit un peu écoulée, il compose un distique rétrograde, qui peut se lire à volonté par un bout ou par l’autre :

Præcipiti modo quod decurrit tramite flumen,
Tempore consumptum jam cito deficiet.

Ces vers sont infiniment supérieurs à tous ceux de Virgile et d’Ovide, en ce sens qu’on peut les retourner de la sorte en disant :

Deficiet cito jam consumptum tempore flumen,
Tramite decurrit quod modo præcipiti[2]

D’autres fois, il y met plus de grâce et d’amabilité, et on croit avoir affaire à un bel esprit français du XVIIe siècle, lorsqu’on voit les vers composés par Sidoine Apollinaire pour être gravés sur la coupe qu’Évodius voulait offrir à la reine Ragnahilde, femme d’Euric. Assurément la princesse était bien barbare, mais les vers étaient bien polis. La coupe qu’on voulait lui offrir était en forme de conque marine, et, faisant allusion à cette figure et aux souvenirs que l’antiquité y attachait, Sidoine disait : « La conque sur laquelle le monstrueux triton promène Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-ci. Inclinez, c’est notre prière, inclinez un peu votre majesté souveraine, et, patronne puissante, recevez un humble don... Heureuses les eaux

  1. Sidoine Apoll., Ep., l. VII, 9.
  2. Sid. Apol., Ep., l. IX, 14.