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fastidieux qu’une semblable composition. Était-ce donc la peine de déserter cette littérature païenne, alors toute chargée de lourdes allégories, qui personnifiait les passions, la patrie, la guerre, tantôt l’Afrique, tantôt l’Espagne? Pourquoi venir encore créer d’autres allégories et peupler le champ de la poésie chrétienne de personnages sans réalité? Et cependant prenons-y garde : le moyen âge aussi s’éprendra de ces allégories; lui aussi, dans les sculptures de ses cathédrales, se plaira à multiplier à l’infini la personnification de toutes les affections humaines sans qu’il y ait là le moindre vestige d’idolâtrie. A Chartres, par exemple, sur cet admirable portail de la cathédrale, vous verrez représentés par des figures humaines, avec des attributs heureusement choisis, les sens humains, les vertus, les passions, en un mot l’encyclopédie morale de l’homme, le speculum morale de Vincent de Beauvais. Chez toutes les nations occidentales on retrouve ces personnifications, ces allégories sculptées en pierre.

Le théâtre espagnol a fait plus : il les a mises en scène, en action; il leur a donné la parole. Calderon devait reprendre les sujets de Prudence : il personnifie, dans ses Autos sacramentales, la grâce, la nature, les cinq sens, les sept péchés capitaux, la synagogue et la gentilité, et, par un art merveilleux, arrive à donner la parole à tout ce peuple de statues que le moyen âge avait produites. Il les fait descendre de leurs niches, les montre aux spectateurs assemblés, de telle sorte qu’on y prend intérêt comme à des personnages réels; il les mêle à des personnages historiques, et l’on supporte dans les pièces de Calderon le dialogue d’Adam avec le Péché, et toutes ces autres personnifications qui n’ont pu vivre ainsi qu’à force de génie, de verve, et de cet esprit intarissable dont les poètes espagnols sont remplis. Tout cela se passe, non pas devant des auditeurs choisis, lettrés, non devant un petit nombre de courtisans de la cour de Philippe 111 et de Philippe IV, rassemblés pour jouir délicatement d’un plaisir d’académiciens, mais devant la foule immense qui encombre la place de Madrid, se presse de toutes parts pour voir d’un bout à l’autre l’allégorie, suivre le drame jusqu’à la fin, jusqu’à ce que, le dénoûment arrivant à propos, le fond du théâtre s’entr’ouvre et laisse apercevoir le prêtre à l’autel avec le pain et le vin.

Il est moins facile peut-être de saisir, avec la même précision, le caractère du génie français dans l’esprit des Gallo-Romains du Ve siècle. En effet, l’empreinte germanique est ici plus forte; nous ne devons pas oublier ce que les Francs ont mis de leur sang dans notre sang, comment leur épée a passé dans les mains de nos pères, ce que leurs traditions ont apporté dans nos traditions, leur langue dans notre langue. Il est certain que si l’on passe les Alpes ou les Pyrénées, si l’on franchit les fleuves de la Gaule méridionale, et la Loire surtout, à mesure qu’on s’avance vers le nord, l’empreinte germanique est plus forte. Néanmoins nous sommes, par-dessus tout, un peuple néo-latin; le fonds de notre civilisation est encore venu de la conquête romaine, mais non pas d’une conquête subie sans résistance, car nulle part peut-être ne se montrent à un degré aussi remarquable et l’attrait de la civilisation romaine et la résistance qu’elle devait rencontrer.

La conquête de César avait été bien rapide, et elle fut en peu de temps achevée par ses successeurs; mais combien vite aussi se manifesta