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En attendant, l’esprit africain aimait à reproduire ses griefs, et il avait trouvé un éloquent interprète dans saint Augustin. Malgré la, charité profonde de ce grand homme et cet amour qu’il étendait à Rome comme au reste de l’univers, le vieux patriotisme africain se manifeste cependant chez lui plusieurs fois, par exemple lorsque, s’adressant à Maxime de Madaure, il lui reproche de faire un sujet de risée de ces noms africains qui, après tout, sont ceux de sa langue maternelle : « Tu ne peur, dit-il, oublier à ce point ton origine, que, né en Afrique, écrivant pour des Africains, au mépris de la terre natale où nous avons été élevés tous deux, tu proscrives les noms puniques. «

On retrouve le même esprit dans ce chapitre hardi de la Cité de Dieu, où saint Augustin ose reprocher à Rome sa gloire tachée de sang, de crimes, entremêlée de tant de faiblesses et d’ignominies. Déjà on avait entendu des murmures s’élever autour de la chaire de saint Augustin, lorsqu’il y montait pour parler de la prise de Rome par Alaric : « Surtout, disaient plusieurs de ceux qui devaient l’entendre, qu’il ne parle pas de Rome, qu’il n’en dise rien! » El saint Augustin était obligé de se défendre et de se justifier, ce qui lui était facile; tant il est vrai qu’il y avait alors en Afrique deux partis : un parti romain et un parti africain, vers lequel saint Augustin était poussé par l’ardeur de son patriotisme! Je crois avoir établi le premier ce point, que personne n’est encore venu démentir.

En Espagne, un esprit semblable se manifeste dans les écrits du prêtre Paul Orose. Après avoir montré les conquêtes de Rome et sa grandeur, il a demandé combien de larmes et de sang elles ont coûté. Dans ces jours de félicité suprême pour le peuple romain, où les triomphateurs montaient au Capitole, suivis de nombreux captifs de toutes nations, enchaînés les uns aux autres, « combien alors, dit-il, combien de provinces pleuraient leur défaite, leur humiliation et leur servitude! Que l’Espagne dise ce qu’elle en pense, elle qui pendant deux siècles inonda ses campagnes de son sang, incapable à la fois de repousser et de supporter cet opiniâtre ennemi. Alors, taqués de ville en ville, épuisés par la faim, décimés par le fer, le dernier et misérable effort de ses guerriers était d’égorger leurs femmes et leurs enfans, et de s’entretuer ensuite. » Le ressentiment de Sagonte, abandonnée par les Romains et contrainte de s’ensevelir sous ses ruines, revit dans ces paroles amères et dans ces implacables reproches de l’écrivain ecclésiastique. Si les liens de l’empire tendaient ainsi à se rompre par la violence même avec laquelle ils avaient été tendus, si les causes politiques travaillaient déjà à faire naître et à entretenir un esprit d’opposition et d’isolement dans les différentes provinces, il faut bien reconnaître que la diversité des langues y contribuait aussi.

Rien ne semble plus faible qu’une langue, rien ne semble moins redoutable pour un conquérant qu’un certain nombre de mots obscurs, qu’un dialecte inintelligible conservé par un peuple vaincu : cependant il y a dans ces mots une force que les conquérans habiles et les tyrans intelligens comprennent, et à laquelle ils ne se laissent pas tromper. Je n’en veux pour preuve que ceux qui, de nos jours, supprimaient l’idiome national, et imposaient le russe comme langue obligatoire là où ils avaient rencontré des résistances