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sans interrompre ses citations de Schiller. Il en était à la tirade d’adieu de Stauffacher et aux dernières cerises de la branche, lorsqu’une rude interjection retentit derrière lui. Il se retourna ; un paysan était debout contre la balustrade du verger et le regardait d’un air de surprise indignée.

— Saint Nicolas ! Mes arbres ont-ils changé de maître ? demanda-t-il comme s’il s’interrogeait lui-même ; puis, élevant la voix, il ajouta : — Qui êtes-vous, et qui vous a donné droit sur ce qui m’appartient ?

Pour toute réponse, le jeune homme s’écria d’un ton de tragédie, mais sans lâcher la branche qu’il achevait de dépouiller : — Voilà donc où tu en es arrivée, vieille terre de Guillaume Tell ! toi où l’étranger était autrefois accueilli par ce salut que nous a conservé le poète : « Buvez hardiment à notre coupe, seigneur ; nous n’en avons qu’une seule comme nous n’avons qu’un même cœur ! »

Il avait levé le bras pour déclamer cette nouvelle citation de Schiller ; sa main rencontra une seconde branche du cerisier qu’il se préparait à traiter comme la première. Cette fois le paysan parut sortir un peu de son calme.

— Sur mon âme ! l’étranger peut toujours boire, dit-il ; le pays ne manque pas d’auberges, et les tarifs sont réglés selon la justice.

L’étudiant lui jeta un regard superbement dédaigneux.

— Je comprends, dit-il ; c’est une invitation à débattre le prix de la collation que je viens de faire sous ton arbre. Digne descendant de Winkelried, noble disciple de Nicolas de Flüe, il est donc vrai, ton hospitalité n’est désormais qu’un commerce ; tu as oublié de donner,

— Pourquoi exiger des gens de la montagne plus que des autres ? reprit le paysan. À moi, pauvre homme, vous demandez les fruits de mon verger ; oseriez-vous demander aux riches voyageurs qui arrivent là seulement leur bâton de voyage ?

L’Unterwaldais montrait en souriant un groupe de touristes qui revenait d’Ematten et n’était plus qu’à quelques pas ; il se composait d’une jeune femme portée dans une de ces litières découvertes en usage dans la montagne, et de trois ou quatre compagnons de différentes tournures et de différens âges, parmi lesquels on remarquait un élégant jeune homme marchant près de l’élégante voyageuse. L’étudiant, qui s’était retourné aux paroles du paysan, se leva d’un bond.

— C’est un défi ! s’écria-t-il ; eh bien ! mort de ma vie ! j’accepte.

— De leur demander l’aumône ? Interrompit l’Unterwaldais surpris.