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lui-même ses dons charmans, de transformer l’idylle en dithyrambe et de vouloir toujours, comme le poète de Mantoue, « rendre les campagnes dignes d’un consul. »

C’est ce que faisait pour le moment le voyageur en continuant à répéter les tirades classiques de Schiller devant ces sites agrestes, Il apercevait déjà le petit lac qui a donné son nom au Selisberg, en avant duquel s’ouvrait, à travers les bois, les vergers et les pâturages, une route sinueuse qui contournait la montagne. Le jeune homme parut hésiter sur la direction à prendre et chercha autour de lui quelqu’un qu’il pût interroger. N’apercevant personne, il se décida à s’asseoir sous un arbre et à étaler sur l’herbe sa carte de Keller, compagne indispensable du touriste à pied dans les petits cantons.

Dès le premier coup d’œil, il reconnut que la route à l’entrée de laquelle il s’était arrêté le conduisait par Ematten à Bekenried, où il devait coucher le soir. Or ce dernier village se trouvait au plus à deux heures de marche, le jour était encore peu avancé; il pouvait donc sans inconvénient faire une station dans ce « berceau de la liberté helvétique » et continuer à s’y livrer à ses émotions historiques. Il prit en conséquence une pose suffisamment extatique et se mit à promener les yeux sur l’autre rive en murmurant : « J’ai traversé les terribles montagnes de Sarnen, et, passant sur les vastes solitudes de glaces où retentit seulement le cri sauvage du vautour, je me suis élevé jusqu’aux hautes pâtures où les bergers d’Uri et d’Engelberg se saluent de loin par de grands cris en faisant paître leurs troupeaux. »

Il apercevait en effet la côte sauvage de Schwitz et d’Uri descendant jusqu’au lac en pente abrupte, et dont le sommet découpé semblait avoir pour gigantesques sentinelles l’Axentig et la Frohn-Alp. La tête rejetée en arrière, il laissait depuis quelques minutes son œil s’égarer sur ces cimes arides, lorsqu’une légère déviation du rayon visuel opposa tout à coup à sa contemplation une des branches de l’arbre sous lequel il se trouvait assis. C’était un cerisier chargé de fruits qui pendaient au-dessus de lui en guirlandes de corail. Cette vue le ramena brusquement des sublimités poétiques de la création à l’une des réalités les mieux appréciées de l’Allemagne, car, chez elle, l’enthousiasme de l’esprit s’allie merveilleusement à l’activité de l’estomac, et, dans ses plus profonds désespoirs, Werther n’oublie jamais l’heure de ses repas.

L’étudiant réfléchit que l’heure de son Mittags-frühsluck était venue, et qu’il avait en conséquence le droit de réconforter son admiration par quelque rafraîchissement. Il leva donc vers le cerisier la corne de chamois qui armait son bâton de montagne, et, attirant à lui la branche la plus rouge de cerises, il se mit à cueillir celles-ci