Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut s’allier, soit dit sans épigramme, avec l’exercice de la pêche à la ligne, la seule praticable à bord. Dans tous les cas, les commentateurs, en proposant l’abstinence comme étant la meilleure des provisions spirituelles, se trouvaient simplifier singulièrement la question des provisions matérielles.

L’abstinence une fois acceptée comme expression des meilleures provisions spirituelles à faire, tout n’était pas fini. Que devait-on entendre par le mot abstinence? À ce sujet, les définitions se présentèrent en foule, et l’on sembla s’arrêter à celle-ci, qui avait au moins le mérite de se prêter au goût de deux classes de fidèles : « L’abstinence du commun des hommes est l’éloignement du péché; mais l’abstinence pour qui veut arriver à la perfection consiste à se renfermer dans une contemplation si profonde, qu’elle ne permet de voir que Dieu seul. » Les doctrines étant ainsi fixées, chacun sut à quoi s’en tenir; maintenant on ne discute plus, on accomplit le pèlerinage.

Dans les premiers temps de l’islamisme, les kalifes, comme le commun des fidèles, satisfaisaient à l’obligation du pèlerinage. L’un d’eux, Abou Djiafar Ali Mansour, deuxième kalife abasside, mourut même sur la route. Araoun el Rachid fut le dernier calife qui entreprit le voyage de La Mecque : il y alla huit fois, et comme il avait gagné huit grandes batailles dans sa vie, il aimait à dire que chacun de ses succès militaires était dû à l’un de ses pèlerinages. Une fois il fit la route à pied, et en bonne justice ce pèlerinage aurait bien dû lui valoir deux victoires au moins. Pendant qu’il suivait ainsi dévotement le chemin de la ville sainte, le kalife fit la rencontre d’un pèlerin plus méritant que lui, car cet homme, nommé Ibrahim-ben-Adhem, avait fait vœu de mettre douze ans à atteindre le but de son voyage. Je ne crois pas que, de nos jours, il se rencontre en terre musulmane des gens s’imposant pendant douze années toutes les fatigues et toutes les privations auxquelles s’exposa Ibrahim-ben-Adhem. Cela tient à ce que les Orientaux, eux aussi, commencent, dans une certaine mesure, à connaître la valeur du temps, et l’on peut dire que s’ils ont encore une grande vénération pour certains santons ou faquirs du genre d’Ibrahim-ben-Adhem, il y a maintenant moins d’illuminés qu’autrefois. Néanmoins j’ai vu un homme accomplissant son dix-septième pèlerinage : sa dévotion à lui était de cheminer monté sur un chameau, la tête et le torse tout à fait nus, exposé par conséquent, soit de nuit, soit de jour, à toutes les intempéries de l’air, subissant par exemple, dans l’été et à midi, des chaleurs qui vont jusqu’à 65 degrés Réaumur, c’est-à-dire des chaleurs à donner la fièvre cérébrale à des gens dont la tête serait couverte avec soin. Depuis Damas jusqu’à La