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plusieurs semblent destinées à être éternellement ce qu’elles sont aujourd’hui, des repaires de brigands. On y trouve encore les populations farouches que Virgile y place au temps de Turnus, avec les mêmes traits et en partie les mêmes armes et le même costume. Les descendans des Marses y jouent encore avec des serpens; le vivere rapto y est toujours presque le seul mode d’existence. Réduire ces populations indomptables eût lassé toute autre constance que la constance des Romains. Il fallut battre vingt fois les Volsques, dont la résistance renaissait toujours avec une opiniâtreté que Tite-Live ne peut comprendre. La soumission des Æques demanda aussi des efforts extraordinaires. Une fois on leur prit quarante et une villes en soixante jours; mais ils se soulevaient incessamment : on finit par une guerre d’extermination. C’est ce qui fait qu’il reste si peu de traces de villes anciennes dans le pays des Æques, entre Tivoli et Subiaco.

Mais plus terribles que tous les ennemis de Rome étaient les Samnites, logés sur les dernières cimes et dans les vallées les plus reculées des Apennins, les Samnites, qui semblent avoir été aussi belliqueux, mais plus civilisés que les autres montagnards, probablement par le voisinage des villes étrusques et des villes grecques de la Campanie. Tite-Live les place avec Pyrrhus et Annibal. En arrivant à eux, il s’écrie : « Ici commencent de plus grandes guerres, plus lointaines, plus longues. . . . Quel effort pour soulever ce poids immense! quanta rerum moles! » Pendant une bonne partie du Ve siècle, les Romains ont à se débattre contre les attaques souvent concertées de leur ennemi du sud et de leur ennemi du nord. A la longue, les obstacles naturels qui donnaient tant de force à ces adversaires infatigables sont surmontés. Alors tout est fini. D’un côté les Romains dominent les plaines de l’Etrurie, de l’autre ils débouchent dans la Campanie. C’en est fait, la terre leur est livrée; la difficulté véritable est vaincue. Cette difficulté, on le voit très bien d’ici, c’était de dépasser ce demi-cercle de montagnes qui semblaient inexpugnables, et dont les plus proches forment l’horizon de Rome. La nature est le seul ennemi qui ait pu sérieusement tenir tête aux Romains : quand ils n’eurent plus que des hommes à combattre, ils étaient sûrs d’en triompher. Aussi mirent-ils cinq cents ans à s’emparer d’un massif de montagnes; cela fait, deux cents ans leur suffirent pour conquérir le monde.


J.-J. AMPÈRE.