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sans doute, mais désarmée, incertaine, qui n’était pas prête pour l’insurrection, à laquelle l’autorité, l’audace, les hommes armés qui entouraient le décemvir imposaient encore. En effet, quand celui-ci donna l’ordre au licteur de faire exécuter le jugement et de remettre l’esclave aux mains de son maître, la multitude s’écarta d’elle-même. C’est alors que Virginius, abandonné par elle, à bout de toute ressource, conçut une pensée terrible. Maître de lui-même en cette extrémité, il s’excuse sur la douleur paternelle des invectives qu’il a prononcées contre Appius ; il demande de s’entretenir un instant avec Virginie et sa nourrice pour savoir à quoi s’en tenir sur la naissance de sa fille. Appius, aveuglé par sa passion et sans doute aussi par son mépris pour un plébéien, croit que Virginius est découragé et qu’il cherche peut-être un prétexte pour céder à sa puissance. Virginius entraîne les deux femmes vers quelques boutiques récemment construites et qu’on appelait les boutiques neuves ; il avait quitté ses armes pour venir plaider sa cause au Forum ; il saisit un couteau sur l’étal d’un boucher, perce de part en part le sein de sa fille, et, secouant le couteau sanglant, prononce la formule sacrée de malédiction sur Appius : « Par ce sang, je dévoue ta tête ! » Armé de son couteau, il échappe aux licteurs déconcertés, et va rejoindre l’armée qu’il ramènera dans Rome renverser le pouvoir des décemvirs. Icilius prend dans ses bras le corps ensanglanté de la belle jeune fille, le montre au peuple. Le peuplé se soulève enfin ; la révolution commence ; l’armée va camper sur le mont Aventin, puis sur le Mont-Sacré ; le peuple tout entier court se joindre à l’armée : Rome est déserte ; alors quelques modérés s’interposent ; les sénateurs envoient deux d’entre eux négocier avec le peuple. Les plus violens demandaient la mort des décemvirs et parlaient de les brûler vifs. Le sénat repoussa cette demande avec dignité. Appius abdique intrépidement le pouvoir qui le protège contre la haine populaire ; les autres décemvirs l’imitent. Le tribunal et l’appel au peuple sont rétablis ; la liberté est fondée de nouveau. Appius, accusé solennellement par Virginius, fut mis en prison ; certain d’être condamné, le fier patricien s’y donna la mort.

Tel est ce drame, l’un des plus émouvans qui aient été représentés sur la scène du monde ; j’ai dit qu’il se passait tout entier dans le Forum ; le Forum y figure aussi tout entier avec son double caractère, qui en faisait à la fois un lieu judiciaire et politique et un marché : c’est là ce qu’il fut dès les premiers temps. Il se composait d’un espace quadrangulaire, ou plutôt en forme de parallélogramme, où se tenaient les assemblées du peuple, où se prononçaient les jugemens, et de portiques entourant cet espace, sous lesquels étaient des boutiques. Cette disposition fut celle de la place publique dans les villes libres de