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phénomène que nous étudions va se caractériser bien mieux encore. Quel est celui de nos lecteurs qui, ayant passé quelques heures au bord de l’Océan, à l’heure du reflux, n’a pas remarqué le ménade (portunus mœnas), le crabe enragé, comme l’appellent nos marins, celui de tous ses congénères qui se hasarde le plus volontiers au grand jour, et qui, peu recherché à cause de la sécheresse et de la pauvreté de sa chair, pullule impunément à côté même des cabanes de pêcheurs! Avant de courir ainsi sur la plage, ce crustacé a nagé en pleine eau sous la forme d’une zoé[1]. Il avait alors la tête et le thorax confondus sous une carapace presque globuleuse, armée de longues pointes dirigées en avant, en arrière et sur les côtés; son abdomen, fort et très allongé, se terminait par une pièce large et profondément bifurquée; sa bouche était très simple; les membres, qui dans l’adulte viennent la compliquer et aider à la mastication, étaient représentés par deux paires de longues doubles rames; les vraies pattes étaient entièrement rudimentaires. Rien chez lui en un mot ne rappelait ce crabe à corps aplati, verdâtre, qui fuit sans trop de hâte devant le promeneur, et semble, dans sa marche oblique et saccadée, lui adresser le geste bien connu des gamins de Paris.

La plupart des autres ordres, et surtout celui des entomostracés, nous fourniraient encore une longue liste d’espèces à métamorphoses plus ou moins complètes. Sans doute il reste encore bien des progrès à faire dans la voie ouverte par MM. Thompson et Ducasse; mais dès à présent on peut admettre, contrairement à la croyance généralement adoptée il y a bien peu d’années encore, que les espèces à formes définies aussitôt après l’éclosion sont probablement en minorité. Entrer dans ces détails serait à la fois inutile et presque impossible sans le secours de nombreuses figures. Partout d’ailleurs nous retrouverions ce que nous avons déjà vu tant de fois : savoir, création de parties nouvelles, destruction, modification ou multiplication de parties déjà existantes. Presque toujours aussi nous verrions la métamorphose avoir pour résultat final le perfectionnement progressif de l’individu.

C’est précisément tout le contraire qui arrive dans deux groupes secondaires très remarquables de cette même classe des crustacés. Ici la métamorphose dégrade au lieu de perfectionner, et en même

  1. Avant que Thompson eût fait connaître les métamorphoses si curieuses de certains crustacés, leurs larves, regardées comme autant d’espèces adultes distinctes, avaient été nommées et classées. On avait rangé en général dans le genre zoé celles des brachiures et quelques autres qui ont dû disparaître des cadres zoologiques par suite de la découverte du savant anglais et de ses successeurs.