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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

— Prenez une canne si vous voulez ; pour plus de sûreté, nous irons ensemble, et si quelqu’un lève la main sur vous, je lui arrangerai les deux yeux ; mais, bah ! il n’arrivera rien. Tous les laquais sont des poltrons. Le chevalier doit être sorti du bain. Marchons, mon enfant, et fiez-vous à moi.

Chemin faisant, la nourrice ne cessa de répéter : — Ah ! Cicillo, si vous étiez un autre homme !…

Le valet de chambre du chevalier commençait à réciter une phrase d’excuse et de politesse qu’il avait apprise par cœur, lorsque Gennariella l’interrompit : — c’est toi, lui dit-elle, qui as empêché mon patron de parler au tien ?

— Oui, répondit le valet, et j’ai bien fait, puisque j’en avais reçu l’ordre.

— Tu as mal fait au contraire, dit la vieille, et je vais te le prouver en annonçant moi-même don Francesco Pizzicoro.

— Sang du Christ ! vousne passerez pas, s’écria le valet de chambre. Gennariella n’avait point oublié le vocabulaire injurieux des commères de Naples, qui ont la langue mieux pendue que celles d’aucune autre ville du monde. Un torrent d’invectives sortit de sa large bouche. Le valet, qui était du Trastevere, cria du haut de sa tête. On entendit un incroyable duo de menaces et d’imprécations en dialectes différens. Le Romain souhaitait à son ennemie toute sorte d’accidents, et la Napolitaine appelait sur son adversaire toute sorte de maladies et d’infirmités. Le bruit retentissant d’un soufflet appliqué à tour de bras sur la joue du laquais termina le concert ; Gennariella profita de l’étourdissement causé par cette apostrophe peu parlementaire pour ouvrir la porte de la chambre à coucher, en criant à haute voix : Don Francesco Pizzicoro !

La victoire restait au parti napolitain, et Cicillo passa, non en triomphateur, mais avec la contenance d’un ambassadeur intimidé.

— D’où vient donc ce vacarme ? demanda le chevalier, nonchalamment étendu sur un canapé.

— Ce n’est rien, excellence, répondit Gennariella. Vous avez un serviteur impertinent, et je l’ai mis à la raison, voilà tout. La nourrice referma la porte et se retira en murmurant une dernière kyrielle d’injures contre ce coquin maudit, ce cancer de domestique, chisto birbo maledetto, chisto cancaro di domestico[1].

— Seigneur Francesco, dit le chevalier, il paraît que vous avez pris des auxiliaires pour forcer ma porte. Asseyez-vous donc, et causons. J’ai dix minutes à vous donner, le temps d’achever mon cigare.

  1. Cancaro est une malédiction populaire si usitée à Naples, que les gens du monde eux-mêmes la laissent échapper fort souvent.