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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

palais Corvini des droits et privilèges d’un ami et d’un commensal, c’est-à-dire qu’il entrait et sortait sans qu’on prit garde à lui, et que s’il arrivait à l’heure du diner, on mettait un couvert de plus.

La comtesse Elena était une des plus belles femmes de Rome. Douée d’une intelligence rare et d’un esprit aimable, elle cachait une organisation de feu sous les dehors de la langueur et de l’indolence. Tout le monde vantait ses vertus chrétiennes, sa charité, sa douceur, ses grâces hospitalières. Dans son indifférence pour les détails vulgaires de la vie, elle regardait le désordre de sa maison sans vouloir prendre la peine de le réparer. S’il plaisait au cuisinier de s’absenter, elle allait dîner en ville ; mais pour peu que la jalousie, le dépit ou l’amour eussent accès dans son cœur, Elena eût mis le feu aux quatre coins de Rome. Elle écoutait d’une oreille distraite, avec un sourire bienveillant, les adulations les plus hyperboliques, voire les sonnets à sa louange ; mais elle eût fait miner et sauter son palais pour se venger d’une rivale, et parcouru huit cents lieues en poste pour aller soulager son cœur par un mot de tendresse ou de reproche. On disait que la comtesse avait aimé un gentilhomme bolonais compromis dans une échauffourée politique, et qui avait trouvé la mort dans les supplices du carcero dura. De là venait sans doute cette mélancolique indifférence que les hommes commençaient à trouver scandaleuse. Un des jeunes gens les plus beaux et les plus à la mode s’était déclaré publiquement l’amoureux-mort d’Elena, et, après un an d’une cour assidue, il n’avait fait aucun progrès dans le cœur de la comtesse. Orazio Pareti, qu’on appelait l’Adonis romain, n’ayant point réussi a plaire, personne n’osait se flatter d’un meilleur succès. Le découragement de la jeunesse galante tournait à l’aigreur et se manifestait par la bouderie et l’abandon. Deux ou trois savans et quelques beaux esprits tenaient dans le salon du palais Corvini une académie insipide, où la maîtresse de la maison elle-même ne dissimulait point ses bâillemens.

Telle était la femme dont le sage Cicillo se glorifiait d’être le favori et le factotum. Il est certain que la comtesse pensait souvent à don Francesco. Parfois le nom de ce jeune homme lui sortait des lèvres précédé de l’adjectif caro, et particulièrement lorsqu’elle avait besoin d’un serviteur zélé pour remplir une mission difficile ou une corvée désagréable. Quant aux petits soins qui touchaient à sa personne, comme de lui offrir un coussin, de lui préparer un verre de limonade, ou de chasser les mouches tandis qu’elle se reposait dans son hamac, c’étaient autant de véritables faveurs qui portaient en elles-mêmes leur récompense.

Un soir, on vit arriver un nouveau visage au palais CorvinI. Le brillant cavaliere Joseph San-Caio revenait d’un long voyage en France, et ses relations aristocratiques l’amenèrent naturellement