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III.

Le génie d’Héraclius, brisé pour la guerre, ne l’était point pour la politique. La situation de l’empire ne permettant plus l’emploi des armes contre les Avars, ou pour châtier leur dernière perfidie, ou pour en prévenir de nouvelles, Héraclius dut chercher dans la politique le moyen de les réprimer. Il interposa entre eux et lui, sur les bords du Danube, une barrière de petits états, indépendans sous son autorité souveraine, qui mirent la Thrace et Constantinople à l’abri des invasions du nord. Plus durable que ses conquêtes, cette création de sa politique est encore debout dans les principautés slaves de Croatie et de Servie, qu’il organisa, et dans la principauté hunno-slave de Bulgarie, dont il ne fit que jeter les fondemens. Ce sont les établissemens d’Héraclius, destinés à couvrir l’ancienne capitale de l’empire romain d’Orient, qui protègent encore de nos jours cette reine tombée, et c’est d’eux que dépend en grande partie le sort de la Grèce. Leur histoire intéresse l’Europe à plus d’un titre, et je ne m’écarterai point de mon sujet en exposant, sommairement du moins, les circonstances qui précédèrent ou accompagnèrent cette fondation.

On a pu voir dans les récits précédons avec quelle prodigieuse dureté les Avars traitaient leurs vassaux, et particulièrement les Slaves, sur qui ils épuisaient comme à plaisir tout ce que le mépris de l’humanité, le délire de la puissance et le libertinage peuvent enfanter d’oppression. À la guerre, cette chasse aux hommes des nations hunniques, le Slave était le chien du Hun ; c’était lui qui battait la campagne, qui dépistait, qui traquait l’ennemi. Placé en première ligne pendant l’action, c’était encore lui qui soutenait et amortissait le choc, pendant que l’Avar formait la réserve. Était-il vainqueur ? l’Avar prenait seul le butin ; était-il vaincu ou repoussé ? l’Avar le ramenait au combat la lance aux reins, et le forçait à se battre encore ou le tuait. Cette position critique du Slave à la guerre lui avait valu de la part des Pannoniens le sobriquet de Bifulcus, « poussé devant et derrière, » ou Bifurcus, « qui se trouve entre deux fourches. » Pourtant les traitemens de la paix dépassaient pour lui, en humiliations et en souffrances, ceux du champ de bataille. Quand des Avars allaient prendre leurs quartiers d’hiver dans un village vende ou slovène, ils s’y conduisaient en maîtres absolus : le Slave était chassé de sa maison ; sa femme et sa fille servaient aux plaisirs de ses hôtes, son troupeau et son grain à leur nourriture, et il fallait qu’après tout cela il payât un fort tribut au kha-kan sous peine des plus grands supplices. Le Slave supportait sa misère sans se plaindre ou du moins