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étant prêtes, l’embarquement fut arrêté pour le A avril. Après avoir communié en grande pompe à l’église de Sainte-Sophie, l’empereur se rendit au port directement, tenant avec respect dans ses bras une image de Jésus-Christ que l’on croyait avoir été apportée du ciel par les anges, et qui, disait-on, reproduisait les traits véritables du Dieu fait homme ; cette image miraculeuse[1] devait être le labarum de la guerre sainte. Lorsque Héraclius, franchissant le pont mobile jeté sur la rive, toucha du pied le navire qui allait l’emporter, une immense acclamation, sortie de la foule qui couvrait les quais, les rues et le toit des maisons, fit trembler la ville et le port ; puis la flotte, au lieu de cingler, comme beaucoup s’y attendaient, par la Propontide vers les côtes de la Cilicie, entra à pleines voiles dans la Mer-Noire, se dirigeant vers les embouchures du Phase.


II.

J’ai montré dans Héraclius le moine ; il me reste à montrer le héros : non que je veuille entrer dans les détails de cette expédition de Perse, qui dura sept ans et qui ne se lie à l’histoire des Avars qu’à partir de la quatrième année, mais parce que Héraclius, bien qu’entrevu de profil dans le cadre de ces récits, y apparaîtra, si je ne me trompe, avec une incomparable grandeur. Son plan de campagne, que révéla la direction donnée à la flotte, avait été tenu secret jusqu’alors. Il consistait à prendre la Perse à revers par le Caucase et la Mer-Caspienne, tandis que les armées de Khosroës s’échelonnaient entre la Mer-Egée et l’Euphrate, dans la prévision d’un débarquement sur la côte de Cilicie ou de Syrie. La présence des légions romaines dans les contrées du Caucase devait entraîner à leur suite les tribus demi-barbares de ces montagnes, Lasges, Abasges, Ibères, Albaniens, et décider l’Arménie, incertaine entre l’empire romain et la Perse. Héraclius voulait plus encore : il entrevoyait la possibilité de faire appel aux peuples nomades de la Mer-Caspienne et du Volga,

  1. On montrait pendant le moyen âge, soit en Grèce, soit en Italie, plusieurs de ces portraits de Jésus-Christ que l’on prétendait n’avoir point été faits de main d’homme. C’était, croyait-on, la représentation réelle et directe du Sauveur qui s’était imprimée d’elle-même sur une étoffe ou sur un panneau de bois sans le secours du pinceau, ni des couleurs, ni d’un artiste même céleste. Les poètes théologiens de Byzance avaient trouvé la théorie de cette étrange peinture : « De même que le Verbe fait chair est devenu homme en dehors des conditions des naissances humaines et par son énergie propre, ainsi, disaient-ils, son image s’est reflétée sur un objet matériel avec sa forme et sa couleur par une puissance particulière, étrangère aux conditions mécaniques des arts. » Cette explication, que nous lisons dans George Pésidès, contemporain d’Héraclius et le chantre de sa gloire, parut alors si convaincante, que les historiens, même les plus graves, se sont empressés de la reproduite.