Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait, qu’il prenait son bien où il le trouvait, et Shakspeare n’a fait souvent que remettre en œuvre de vieilles données théâtrales, ou même que refaire certains mauvais drames de ses contemporains. M. Barnum fait avec les puffistes subalternes comme Molière et Shakspeare avec les poètes médiocres. Une autre de ses habitudes, c’est de ne jamais pousser la plaisanterie trop loin, peut-être afin de se persuader qu’il est plein de bonne foi. Ainsi, dans l’affaire de Joice Heth, il affirme qu’Û ne savait pas réellement l’âge de la nourrice. Cela est possible, mais la croyait-il réellement âgée de cent soixante et un ans ? Et qui avait appris à cette misérable vieille femme à mentir ainsi ? « Comment était-elle arrivée à être aussi familière avec les plus minutieux détails de l’existence de la famille Washington ? » M. Barnum répond qu’il n’en sait rien-, il l’a prise toute formée, il ne lui a rien appris, par conséquent sa conscience est à l’abri. Pareil raisonnement à propos de la fameuse sirène des îles Fidji ; M. Barnum l’achète pour son muséum. Était-il convaincu que c’était une sirène véritable ? Non ; seulement il ignorait lui-même comment cette curiosité avait été fabriquée, et il ajoute avec une grotesque solennité qu’il croyait que cette monstruosité bizarre « avait bien pu être un des hideux objets des cultes hindous ou bouddhistes. » Mais son raisonnement à l’égard de Tom Pouce est le plus curieux de tous. Il prend un enfant de cinq ans et le donne pour un nain de onze. Il se justifie en disant que l’enfant était réellement très petit pour son âge, qu’il était réellement un nain, puisqu’il n’avait pas la taille ordinaire d’un enfant de cinq ans. M. Barnum n’ose pas avoir le courage de ses convictions ; il est plein de restrictions mentales et de réserves jésuitiques. La rage de vouloir être un membre bienfaisant de la famille humaine et un vertueux citoyen, en même temps qu’un habile intrigant, nous pousse souvent à de telles choses.

Des transparens de sept pieds de haut et de deux pieds de large, luxe féerique inconnu jusqu’alors à la ville de New-York, annoncèrent donc à l’empire city l’arrivée de Joice Heth, nourrice de Washington. Les visiteurs trouvaient une vieille négresse abrutie, psalmodiant des cantiques, à la grande joie des âmes pieuses, et fumant du soir au matin, habitude qu’elle avait, disait-elle, depuis cent vingt ans. M. Barnum stimulait encore la curiosité du public par d’habiles réclames insérées dans les journaux. Quelques-unes de ces réclames sont fort bizarres. L’une d’elles compare Joice Heth à la momie égyptienne de l’American Museum, et déclare que la négresse est tellement sèche qu’elle pourrait avoir aussi bien cinq siècles que cent soixante ans. Une autre insinue que la vieille femme a vaincu la mort, que désormais elle est délivrée de ses attaques, et que, comme le Juif errant, elle vivra éternellement. Cette histoire de Joice