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grand-père, de joyeuse humeur, et le village de Bethel était peuplé d’heureux vivans, tous disposés à prendre gaiement la vie. Les soirées et les jours de pluie étaient employés à la conception et à l’incubation des plaisanteries qu’on pourrait mettre à exécution quinze jours après. Ce village de Bethel, dans le récit de M. Barnum, a une apparence féerique. Tout le monde y rit, hommes et femmes, enfans et vieillards. Les autorités municipales mènent le chœur de ces enfans de Momus, et les clergymen, de temps à autre, se permettent un trick que ne désavouerait pas le juge de paix lui-même, Benjamin Hoyt esq., le coq, à ce qu’il paraît, de tous ces joyeux compagnons. Nous ne nous étendrons pas longuement sur ce sujet; mais pour donner au lecteur une idée de la gaieté américaine en général et de la gaieté de la famille Barnum en particulier, nous citerons deux anecdotes dont les héros sont le grand-père de M. Barnum et M. Barnum lui-même, à la fleur du bel âge, à l’époque où il n’était qu’un adolescent donnant de belles espérances.

Il y a quelque trente ans de cela, une bande de quatorze ou quinze personnes s’embarquait à Norwalk pour New-York. On était au lundi, et on espérait arriver à New-York le lendemain à une heure convenable; mais la mer était calme et le navire n’avançait pas. Six jours se passent, et on n’a pas encore atteint New-York. On n’y arrivera pas avant le dimanche, à deux heures de l’après-midi. Les voyageurs se désespèrent. — Il sera trop tard pour nous faire faire la barbe, les barbiers ferment à midi. — Et moi, comment ferai-je pour prêcher? s’écrie un vénérable clergyman pourvu d’une barbe menaçante. Monsieur Taylor (le grand-père de Barnum), soyez assez bon pour me prêter votre rasoir. — Les passagers, heureux d’apprendre qu’il existe un rasoir à bord, joignent leurs prières à celles du clergyman. — Messieurs, dit gravement M. Taylor, je vous prêterai mon rasoir bien volontiers; mais comme il est probable que nous ne pourrons pas être tous rasés avant d’arriver à New-York, j’espère que vous consentirez à la proposition que je vais faire : chacun de nous se rasera une moitié de la figure et passera le rasoir à son voisin, et lorsque nous aurons achevé, nous recommencerons l’autre moitié de l’opération. De la sorte, nous aurons satisfait aux lois les plus strictes de la justice et de l’égalité. — La proposition fut acceptée malgré les remontrances du clergyman, qui allégua en vain la dignité de sa profession et les convenances obligées de sa position. M. Taylor commença, en sa qualité de propriétaire du rasoir, et bientôt les passagers présentèrent le plus divertissant spectacle. Cependant M. Taylor était trop ami du rire pour s’en tenir là, et lorsqu’il eut achevé de se raser, d’un coup de main habile, et comme par méprise, il laissa tomber le rasoir à la mer. La