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particulières aux Américains, de ruiner le crédit des autorités reconnues, et d’opposer, dans une lutte d’écoles, le Nouveau-Monde à l’ancien. Il pouvait, comme d’autres l’ont fait, ajouter aux ressources du raisonnement la force accessoire du calcul, mettre les principes au régime des équations, et donner à l’économie politique un faux air d’algèbre, bien propre à en imposer aux esprits qui visent à la profondeur. Il pouvait enfin, et c’était là un parti désespéré, rompre avec la science régulière, et sacrifier à cet empirisme qui veut qu’un pays se suffise à lui-même, que toute terre porte toute chose, que la richesse d’un état consiste à fournir beaucoup de produits à l’étranger, et à tirer en même temps du dehors le moins de produits possible. Système ingénieux, et dont profitent certains intérêts, mais qu’il est bien difficile d’élever aux honneurs d’une théorie !

M. John Stuart Mill n’est tombé dans aucune de ces puérilités. C’est un esprit sérieux, et qui ne traite pas un sujet à la légère. Il a donc laissé aux Allemands la chimère d’une économie politique nationale, et aux Américains leurs habitudes de dénigrement envers des écrivains dignes de respect ; il n’a cherché ni dans la scholastique, ni dans l’algèbre, l’originalité de ses théories. Sur les principes fondamentaux, il est resté ce qu’on doit attendre d’esprits comme le sien, un commentateur habile, profond, judicieux. Malheureusement, pour quelques détails et presqu’en dehors de la science, il s’est cru plus libre et a payé tribut à la nouveauté. Les circonstances y aidaient, le mouvement de l’opinion aussi. C’était en 1848, quand le régime social éprouvait un ébranlement profond et qu’un esprit de vertige s’emparait audacieusement du pavé. Tous les rêves odieux ou ridicules échos au sein de quelques sectes prétendaient à l’empire, et demandaient, la menace à la bouche, qu’on les mît à l’essai. Tel est le spectacle où le regard de M. John Stuart Mill s’est troublé ; tel est l’écueil où a échoué son jugement, d’ailleurs si sûr. De là cette bienveillance pour le communisme et ces illusions sur le principe d’association, dans lesquels il faut moins voir une opinion sérieuse et spontanément émise qu’un moyen de se faire écouter et une concession faite aux préoccupations d’une époque.

Telle est pourtant la destinée des livres que celui-ci a surtout réussi par les côtés où il est le plus vulnérable. Non pas que je veuille contester ni amoindrir ce qu’il y a de vrai et de sain dans le travail de M. Mill. Là où il s’appartient et reste dans le domaine économique, on trouve une sûreté de jugement et une connaissance des affaires que peu d’auteurs possèdent au même degré. Il a sur l’échange, sur les relations de peuple à peuple, sur la condition des paysans dans le royaume-uni, des vues qui sont à lui et qui ne