Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

calculs. Si, sur un point donné, la population, à raison de circonstances particulières, prend un accroissement excessif, il s’opère des vides ailleurs, et l’équilibre est promptement rétabli. Si en Angleterre et aux États-Unis le doublement a quelquefois eu lieu dans une période d’un quart de siècle, c’est là un phénomène accidentel, passager, et dont on ne saurait tirer des conclusions générales ni définitives. Naguère, on a pu le voir, l’Irlande, qui était en première ligne dans les voies du doublement, a perdu près de deux millions d'âmes dans le cours de quelques années. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Un fléau inattendu : la maladie de la pomme de terre. Ainsi vont les choses ; la nature a de brusques retours et trompe les calculs humains ; elle procède par temps d’arrêt et brusques intermittences. Tel pays regorge d’habitans, lorsque tel autre voit ses populations s’éclaircir ; des races entières disparaissent pendant que d’autres pullulent. À tout prendre, ce n’est point la terre qui jusqu’ici a manqué aux hommes, ce sont plutôt les hommes qui ont manqué à la terre, et sur ce point comme en tous il faut que la destinée de l’humanité s’accomplisse jusqu’au bout.

En effet, il y a deux buts vers lesquels le monde marche d’une manière lente, mais sûre : l’exploitation intégrale du sol et l’anoblissement des espèces. D’un côté les grands foyers de population versent leurs excédans sur les contrées désertes, de l’autre les races s’améliorent et les types supérieurs remplacent les types inférieurs : c’est sous l’empire de cette double loi que la terre se peuple et se civilise. Les grands courans de populations se sont établis dans tous les temps ; l’histoire est pleine d’exemples de migrations fécondes. Voici l’Asie d’abord qui répand ses flots d’hommes sur l’Europe : l’innombrable famille finnoise, les Alains, les Huns, les Avares, les Goths, les Gépides, les Slaves, les Celtes, les Germains, on débordant sur nos solitudes, y ont apporté les premiers élémens de leur richesse actuelle. À son tour, notre continent rend aujourd’hui le service qu’il a reçu. Depuis le XVIe siècle, l’Europe, avec le seul excédant de sa population, va au loin réveiller des continens plongés dans le sommeil. Dans le cours de trois cents ans, elle envoie en Amérique vingt-cinq millions de blancs qui chassent les cuivrés devant eux, se substitue aux Hindous en Asie, aux nègres et aux Bédouins en Afrique, Polynésiens en Océanie, fournit presque au globe entier un contingent nouveau, et tout cela non-seulement sans s’appauvrir, mais encore en voyant tripler dans son sein ses ressources d’hommes. Et en même temps le phénomène se complète par l’autre point ; là où le type supérieur parvient à s’établir, le type inférieur s’efface. Les Caraïbes et les mille tribus du grand continent américain ont à peu près disparu ; les îles de la Mer du Sud, exposées, depuis un demi-siècle