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ouvriers devenaient tous solidaires pour tous les engagemens de la société. À ce sujet, une réflexion se présente naturellement à l’esprit. En adoptant cette forme, le conseil d’encouragement n’avait pas à prévoir des résultats bien fâcheux. Les sociétés qu’il instituait de ses mains étaient destinées à n’avoir longtemps encore que l’état pour créancier et pour bailleur de fonds. Or l’état ne devait pas être, vis-à-vis de ces ouvriers, un créancier bien rigoureux. En cas de désastre, il n’épuiserait pas à leur égard la somme entière de ses droits, du moins n’irait-il jamais jusqu’à la poursuite corporelle ou mobilière. La nature même de l’expérience ne comportait pas de pareilles sévérités. Mais, au lieu de ce prêteur tolérant, qu’on imagine d’autres porteurs de titres, des tiers moins accommodans sur leurs intérêts ; qu’on fasse rentrer ces sociétés dans les conditions ordinaires du commerce ; qu’on les replace dans la vérité des faits et du droit commun. Voici trente, quarante ouvriers, je suppose, qui se sont associés entre eux pour l’exercice d’une industrie ; ils sont tous en nom dans l’acte social, et responsables jusqu’au dernier centime des dettes de la société. Un revers arrive, et à l’instant ces quarante associés deviennent tous, au même titre, passibles des mêmes poursuites ; ils sont tous contraignables par corps et sous le coup d’une saisie ; ils sont enchaînés par les délais et les rigueurs d’une liquidation judiciaire ; ils sont à la merci de créanciers mal disposés et d’hommes de loi plus intraitables encore.

Quels que fussent les écueils de cette forme de société, le conseil d’encouragement ne s’y arrêta pas ; il savait à quel bénévole bailleur de fonds ces associations avaient affaire. D’ailleurs la justice l’exigeait ainsi. Dès que les ouvriers aspiraient à la condition du patron, il allait de soi qu’avec les honneurs et les avantages de l’emploi, ils en connussent les inconvéniens et les charges. Il fallait également leur faire comprendre par un essai personnel que, dans l’échelle des fonctions sociales, les devoirs s’élèvent en raison des droits, et qu’une puissance plus grande ne s’acquiert qu’au prix d’une plus grande responsabilité. Telle était la sanction morale de cette épreuve administrative, et il est heureux qu’elle ait été maintenue malgré le vertige qui régnait alors.

Il serait peu utile d’entrer dans le détail de tous les démentis que les esprits à systèmes durent s’infliger pour constituer ces associations sur un pied tant soit peu sérieux. Il suffira de constater un fait. Voici cinquante-six associations formées par les soins et avec les fonds de l’état : que sont-elles devenues ? Ici les documens sont précis ; il ne s’agit ni de récits romanesques, ni de confidences des parties intéressées ; il y a des documens publics, et je les ai tous sous les yeux ; il y a des inventaires, des rapports des inspecteurs de