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ses états de services. Du sein de ces rouages compliqués, de ces contrôles multipliés à profusion, de ces conseils de famille, de discipline, de surveillance ; de ces assemblées générales accompagnées de scrutins, de tout ce temps perdu, de tous ces élémens orageux, il a pour mission de faire sortir un peu d’ordre, un peu de discipline, de l’unité dans le commandement, de l’harmonie dans les travaux, de l’esprit de suite dans la gestion, en un mot tout ce qui peut donner la vie à un établissement qui renferme tant de germes de dissolution. Quelle tâche ! Et n’avais-je pas raison de dire que la remplir dans toute son étendue serait le fait d’un homme supérieur ?

L’alternative est donc celle-ci : ou les associations entre ouvriers se livreront à des chefs incapables, ou bien elles rencontreront des chefs expérimentés. Dans le premier cas, la ruine est infaillible, et des exemples nombreux en font foi. Dans le second, qu’arrive-t-il ? On va le voir. Supposons une association qui prospère ; elle a pour gérant un ouvrier qui réunit toutes les perfections : intelligent, heureux, dévoué. Sous sa main, l’établissement marche à une grande fortune ; il en a créé et développé les élémens ; c’est son œuvre à lui, personne ne le conteste. Voilà ce que peut un homme, voilà ce qu’il a fait. Et pourtant cet homme, dont la valeur se révèle par des résultats si satisfaisans, ne compte dans l’association que comme la plus humble unité ; les cinquante ouvriers qu’il gouverne auront tous, sur les fruits de son travail, un droit égal au sien, et s’il y a, au bout de cet heureux effort, un million à partager, il ne trouvera dans son lot que vingt mille francs, comme le plus indolent et le plus gauche d’entre eux ! J’ai supposé tout à l’heure à cet homme de grandes facultés ; maintenant il faut que je lui suppose une bien plus grande vertu. Quoi ! il verrait s’enrichir à ses côtés des entrepreneurs qui ne le valent ni pour le mérite ni pour le succès, et il se résignerait silencieusement à la triste et modique part que lui fait l’association ? Non, un tel détachement n’est pas de ce monde ; à peine se prolongerait-il dans la limite des engagemens pris ; il n’irait point au-delà. Il n’y a là d’ailleurs rien de régulier ni d’équitable ; c’est un point de départ faux, qui aboutit à des conséquences plus fausses encore. Il s’agit toujours de soumettre au même traitement, de mesurer à une échelle commune deux ordres de travaux qui se refusent à cette assimilation : le travail intellectuel et le travail manuel, l’œuvre de la tête et l’œuvre des bras. Tel est le vice fondamental et irrémédiable de ces associations entre ouvriers que nous vante M. Mill. On y règle la part de l’intelligence sur celle de la matière. Qu’en résultera-t-il ? C’est que l’intelligence, une fois maîtresse du terrain, y modifiera les rôles ; c’est que l’ouvrier élevé aux fonctions de patron en revendiquera les droits, et les usurpera si on les lui refuse. Ainsi finiront