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oui, un misérable ! tu as marché vers ton but en suivant un plan tracé d’avance, tu avais résolu et combiné ma perte, la perte d’un homme qui ne se défiait de rien.

« — Ah ! ah ! ah ! la perte d’un homme qui ne se défiait de rien ! s’écria le peintre éclatant de rire ; voyez l’innocent et naïf personnage ! il oublie qu’il m’a enseigné, le verre en main, la vérité de ce principe, que tout est indifférent ici-bas.

« — Excepté la fidélité, répliqua Robert, le cœur serré d’angoisses.

« — Oui, je l’espère bien. Quand Elisabeth sera ma femme, j’ai l’intention de lui être fidèle… »

« Altéré par tant d’audace, épouvanté de cette obstination indomptable, le philosophe sentait presque ses forces l’abandonner. Les yeux fixés à terre, il lui semblait que le sol tremblait et s’enfonçait sous ses pas. Enfin, se remettant de son trouble et se levant subitement : « Mon droit est plus ancien que le tien, cria-t-il d’une voix brusque, et je suis sûr qu’Elisabeth n’a pas encore rejeté la foi de son cœur. Je suis le maître chez moi ; allons, qu’on sorte d’ici. »

«… Ils se prirent au collet. Le peintre, en boxeur habile, fit tourner le philosophe comme une balle, puis il le jeta sur le coin du canapé. Robert avait le vertige ; il tomba là, à moitié évanoui, et ne sachant où il était. Alors le peintre s’assit sur un tabouret placé devant le canapé, et posa doucement la tête sur la poitrine de son ancien ami, le visage tourné vers son visage. « Robert ! lui disait-il d’une voix caressante, ah ! Robert, sommes-nous assez insensés de nous haïr ainsi, nous qui nous aimons tant ! » Le philosophe rouvrit les yeux, et oubliant la critique situation du moment pour se plonger dans ses pensées, il se mit à caresser les boucles de cheveux sur le front du jeune homme. D’étranges émotions agitaient son cœur. Ce mélange de violences soudaines et de gracieuses défaillances, d’énergie sauvage et de douceur virginale qui formait le caractère particulier de Bertram, avait toujours exercé une singulière fascination sur le sentiment esthétique de Robert… »

Cette lutte philosophique dont une femme est l’enjeu, cette revendication adressée au mari par l’amant, ces cris, ces fureurs, cette scène de pugilat enfin terminée par des tendresses inattendues et par la fascination du sentiment esthétique chez Robert, c’est là, on peut le dire, le point culminant de cette étrange histoire. On a vu quel mélange douloureux et comique dans le rôle de ce philosophe hégélien qui fait sur une épouse aimée de si singulières expériences, désormais ce sont les violences grotesques qui vont prendre le dessus. Il y a encore de belles scènes assurément, lorsqu’Elisabeth, attirée dans un piège par Bertram, résiste à la passion insensée du jeune gentilhomme et triomphe elle-même de son amour, lorsqu’elle s’efforce de ranimer sa foi, de recommencer une nouvelle vie, de reprendre goût aux choses qu’elle aimait, de relever de ses mains l’édifice détruit de son amour légitime et de son tranquille bonheur. Toutes ces peintures sont excellentes ; mais que dire de Robert et de