Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réflexions. — « N’es-tu pas de mon avis ? lui dit Robert. — Oui, oui, cela est ainsi, dit-elle impétueusement ; oui, cela est vrai, et cependant n’auraient-ils pu résister à leur amour ?

« — S’ils eussent résisté, répondit Robert en riant, nous n’aurions pas Tristan et Yseult, le beau poème de Gottfried nous manquerait tout entier, Eh bien ! il en est de même dans toutes les choses de ce monde. S’il n’y avait ni conflits, ni péripéties, ni péchés, il n’y aurait pas de poésie non plus, pas de monumens de l’art pour satisfaire notre sentiment esthétique. Et la vie aussi, quoique les lois qui la gouvernent différent très souvent de celles de l’art, c’est par la faute, par le péché, par la chute qu’elle devient tout ce qu’elle doit être, qu’elle devient une, vie d’un ordre plus élevé, une vie supérieure. L’âme troublée par le péché, purifiée par la souffrance, transfigurée enfin par sa réconciliation avec elle-même, n’est-elle pas placée, infiniment plus haut que celle, qui n’a pas traversé toutes ces phases ? C’est là, dans la vie comme dans l’art, ce qui doit nous réconcilier avec le péché, puisque le péché est inévitable d’après les lois intérieures et organiques du monde. »

« Elisabeth regarda son mari ; elle avait quelque chose d’égaré et comme un éclat humide dans les yeux. Robert l’attira vers lui et la baisa au front. Etourdie par le bruit toujours plus sonore de cette philosophie ; Elisabeth ne voyait, ne sentait plus le doigt levé et menaçant de Dieu. »

Ainsi c’est Robert lui-même qui détruit les scrupules et apaise les troubles d’Elisabeth. On voit quel chemin il a fait depuis le jour où il refusait de lui enseigner brusquement les derniers résultats de la science nouvelle. Il a beau parler encore de Dieu, on comprend de quel Dieu il s’agit, et vraiment ce n’est plus là qu’une précaution de style. À travers les voiles de cette argumentation, à travers les subtilités du langage et de la forme, la pensée est suffisamment claire. C’est la morale de la jeune école hégélienne dans toute son effronterie, c’est-à-dire la déification de tous nos instincts et la glorification du péché. L’initiation a commencé ; Elisabeth est attirée et repoussée tout ensemble. Tantôt elle prête l’oreille aux conseils de sa passion, tantôt elle s’attache à l’Évangile avec le désespoir du naufragé, et le journal qu’elle trace pour son amie est tout rempli de ses incertitudes et de ses angoisses. Toute cette partie du roman est une étude psychologique traitée avec une rare finesse. Que de combats ! que de victoires intérieures suivies d’un profond abattement ! Elle se relève pourtant, elle puise dans la noblesse naturelle de son cœur la force que sa foi religieuse ne lui donne plus ; mais l’orgueilleux Robert est toujours là, rallumant le feu criminel qu’elle vient d’éteindre, et semblant se faire un plaisir de suspendre l’infortunée sur le penchant de l’abîme. On dirait une perversité vulgaire ; c’est simplement affaire de pédantisme.

J’ai signalé ce qu’il y avait à la fois de douloureux et de burlesque dans la situation du commentateur de Tristan et Yseult ; l’auteur s’en