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Les athées n’osent pas toujours se démasquer ; l’interprétation des monumens de l’art est un moyen commode d’insinuer peu à peu leurs idées et d’accoutumer l’esprit de l’homme aux destinées qu’on lui prépare.

Ainsi fera Robert avec Elisabeth. Elle aime passionnément les arts ; elle a le goût le plus vif pour les merveilles de la poésie, pour les enchantemens de la musique, pour la statuaire antique et les tableaux du XVIe siècle. Laissez Robert lui expliquer le sens de ces chefs-d’œuvre, et bientôt Homère, Sophocle, Raphaël, Shakspeare, Mozart, vont, devenir, par une métamorphose inattendue, les précurseurs du panthéisme hégélien. N’est-ce pas là une vive et ressemblante image de cette philosophie qui s’empare insolemment de tout le passé, et n’y voit qu’une préparation de sa propre gloire ? Mais l’auteur ne s’en tiendra pas là. Quelle que soit la vérité des peintures, cette histoire nous lasserait bientôt, si elle n’était qu’une série de dissertations abstraites. L’action commence enfin. Voyez autour de Robert et d’Elisabeth tous les beaux esprits et tous les artistes de l’école. À côté des docteurs athées que nous signalions tout à l’heure, Robert a rassemblé les virtuoses du panthéisme, peintres, musiciens, chanteurs, et il trône comme un chef d’orchestre au milieu de la bande inspirée. C’est lui qui tient l’archet, c’est lui qui déchiffre les partitions. Je ne parle pas par figures ; nos philosophes ont organisé un théâtre, et, pour mettre leurs idées en pratique, ils veulent entrer de plain-pied dans ce monde de l’imagination et de l’idéal où ils croient apercevoir plus distinctement la divinité de la race humaine. Drame, tragédie, opéra, tableaux mythologiques empruntés à Homère, scènes de Sophocle et de Shakspeare, on jouera tout. Ce ne sont pas, comme les Flaminio et les Adriani de George Sand, des fats enivrés de bravos ; ce ne sont pas, comme les personnages du Château des Desertes, des artistes amoureux de leur art, qui l’étudient à leur manière, qui le pratiquent librement, au hasard, à l’aventure, se fiant pour toute science à la capricieuse muse de l’inspiration, et pleins de mépris pour les principes et les règles. Que ces inventions semblent timides ou plutôt raisonnables auprès du tableau de nos hégéliens ! Ici l’art est une religion, l’art est un rite sacré, et ces acteurs qui représentent Hémon ou Antigone, Roméo ou Juliette, ce sont des croyans qui pratiquent leur foi, ce sont des dieux qui se contemplent eux-mêmes !

Vous nommerai-je les acteurs de la troupe de Robert ? Il y a là une brillante chanteuse applaudie sur les théâtres de Vienne et de Berlin et mariée depuis peu à un théologien célèbre, — à l’un de ces théologiens novateurs qui ont résumé intrépidement le long travail de l’exégèse allemande et substitué le Christ hégélien au Christ des traditions saintes. Il y a une certaine Madeleine, nièce du vieux