Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Robert Schartel est à la tête du mouvement, il enseigne l’athéisme des hégéliens, et nul n’en a développé la pratique avec un tel mélange d’audace révolutionnaire et d’ingénieuse élégance. Si ces désolantes doctrines peuvent se revêtir d’un lumineux éclat et séduire même des esprits d’élite, ce sera l’éloquence de Robert qui fera ce prodige. Il en est encore aux heures d’enthousiasme ; il est le hiérophante inspiré de cette religion qui met le ciel sur la terre et Dieu dans le cœur de l’homme. Les étudians l’applaudissent et le soutiennent contre le mauvais vouloir de ses ennemis ; autour de lui se réunit l’élite de l’université, professeurs, docteurs, étudians, et les journalistes, et les philosophes libres, et tous ceux qui veulent recueillir de la bouche du maître les vérités plus hardies dont la chaire publique aurait peur.

Il y a un tableau que nous ont souvent montré les peintres de la société parisienne. Des jeunes gens sont à table, et là, au milieu du choc des verres, mille propos audacieux et frivoles s’élancent, bondissent, se croisent, étincellent, plus pétillons que la mousse dans le cristal, plus vains et plus vite dissipés que le nuage capricieux du cigare. Qu’il y a loin pourtant des frivoles hardiesses de nos viveurs à l’audace de ces soupers philosophiques dont le romancier allemand nous trace la peinture ! C’est là que l’ivresse des idées amène des bacchanales inouies. On n’attaque pas la religion, on n’argumente pas contre Dieu ; il y a longtemps que les fantômes des pouvoirs usurpés se sont enfuis devant la raison. L’ancienne lutte est finie, et c’est maintenant le triomphe qui commence. Quel triomphe ! quels cris de joie ! Chez les esprits d’élite, c’est l’orgueil de sentir vivre en soi l’âme vivante du grand Tout, cette âme arrivée enfin à la conscience d’elle-même et délivrée de ses longues ténèbres ; chez les natures brutales, c’est un hymne à la matière, seul temple où l’âme divine se puisse manifester. Tous les grades de l’illustre confrérie du panthéisme sont représentés aux réunions de Robert. Celui-ci qui se nomme Siegwart est le matérialiste le plus effronté qui fut jamais. Je ne sais pourquoi ses amis l’ont baptisé du nom de Falstaff ; le compagnon du prince Henri n’est qu’un Panurge amoureux de la dive bouteille ; Siegwart est un forcené, et s’il aperçoit chez Robert quelque ascétique tableau des vieux peintres italiens ou allemands, quelque Christ de fra Angelico, du Pérugin ou de Wohlgemuth, il tombe en des convulsions de haine. Celui-là, Schwaeberlein, est un homme d’action, un esprit ardent, résolu, qui appelle avec impatience l’heure où la déification de l’espèce humaine sera un dogme admiré de tous et consacré dans la pratique de la vie. Ici, voyez le professeur Fischmann, un des grands prêtres de la religion de l’humanisme, un émule de Bruno Bauer et de Feuerbach ; il a perdu la chaire qu’il occupait dans une des universités de la Suisse pour je