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de la moderne Allemagne. J’ai vu dans les petites villes de la Prusse, de la Bavière, du Wurtemberg, au milieu du calme public et des loisirs studieux, j’ai vu cette vie morale si subtilement développée, j’ai connu ces âmes ardentes et téméraires, j’ai deviné les drames qui s’accomplissaient sous le voile des discussions philosophiques, et je sens déjà frémir dans le tableau de l’écrivain anonyme les douleurs de cette société où tout ce qui intéresse l’âme occupe la première place. Bien des lecteurs souriront peut-être en lisant le récit de ces événemens bizarres ; ceux qui aiment l’étude de la vie intérieure ne refuseront pas à l’auteur l’attention qu’il réclame. Les crises que le romancier va peindre sont les crises d’une génération tout entière. Elisabeth et Robert, c’est l’Allemagne elle-même personnifiée dans deux types également expressifs, c’est du moins l’Allemagne de nos jours, l’Allemagne de la sophistique et de l’exégèse, l’Allemagne qui réduit toutes les idées en vapeur dans l’alambic de Faust, l’Allemagne qui s’exalte, qui délire, qui proclame ses triomphes impies, et qui nous prouve encore, alors même qu’elle se croit établie à jamais dans l’athéisme, combien sont enracinées au fond de son âme les religieuses inspirations dont elle s’efforce en vain de se défaire.

Robert est marié ; Elisabeth a quitté le lieu paisible où s’est écoulée son enfance, et la voilà installée dans la ville, plus animée et plus brillante, qui est le théâtre des triomphes de son mari. C’est une petite ville encore, mais une ville d’université. Des professeurs, des lettrés, des artistes, des journalistes, sans compter le peuple des étudians, voilà le monde au milieu duquel nous transporte le récit. N’oubliez pas que dans ces petites villes où l’université seule est tout, le travail des intelligences atteint souvent le paroxysme de la fièvre ; c’est le sujet même que l’auteur a voulu peindre. Dans les grands centres comme Berlin, quelle que soit l’ardeur des esprits et le mouvement de la vie philosophique, le professeur n’est pas enfermé dans la sphère périlleuse des abstractions qu’il évêque. Supposez l’homme le plus dévoué à la science, le bruit des choses publiques ira le chercher au fond de son cabinet. Il se mêlera au monde, il sera homme, il aura enfin maintes occasions d’entretenir en lui le sentiment de la réalité. Ici, au contraire, tout est séduction et danger pour l’esprit du penseur. Deux choses qui semblent se contredire, une solitude malsaine et une fiévreuse émulation, concourent à lui tendre des pièges. Il est solitaire, car le spectacle de la vie réelle ne lui est pas donné, et cependant, tout isolé qu’il est au milieu des fantômes de sa pensée, quel désir de dépasser un collègue, d’étonner la jeunesse par l’audace de ses vues, d’ajouter une nouvelle construction philosophique à toutes celles dont les ruines jonchent le sol ! L’auteur a très finement indiqué cet aspect de la vie universitaire en Allemagne.