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la doctrine de Hegel, et l’homme, affranchi désormais de toutes ces choses extérieures, philosophie, théologie, lois morales, respect du devoir, respect des droits de l’humanité, se croyait enfin en possession de toutes ses forces. Qui l’avait délivré ? Cette formule victorieuse, das Nichts, qui venait de mettre en fuite tous les fantômes.. En dehors de l’homme, il n’y avait p’us rien. Le genre humain lui-même n’était qu’une abstraction scolastique dont les hypocrites pouvaient tirer parti contre la liberté de l’individu. Plus de lois, plus de devoirs, plus de genre humain, plus de patrie, à plus forte raison plus de philosophie ni de religion ; l’homme, l’homme individuel, rétabli dans la plénitude de son être, était aussi libre que le sauvage au sein de la forêt vierge, et il entonnait triomphalement la strophe de Goethe :

Nun hab’ich mein ! Sach’ auf Nichts gestellt,
Juchhe !
Und mein gehoert die ganze Welt ;
Juchhe !

Cette strophe, interprétée dans un sens que le poète n’avait pas prévu, est inscrite à la première et à la dernière page du livre le plus logique qu’ait produit la jeune école hégélienne. L’auteur de ce manifeste, M. le docteur Max Stirner, était-il un bizarre énergumène dont la folie ne méritait que le dédain ? Il est difficile de le croire lorsqu’on voit d’excellens esprits se réunir pour combattre ouvertement la contagion de ses doctrines. Non, ce n’était pas un système original que produisait M. Stirner ; la faiblesse d’intelligence, la stérilité d’invention dont il a fait preuve dans ses récens écrits, prouvent assez qu’il ne parlait pas en son nom. Le jour où M. Stirner a célébré avec une joie hideuse les avantages de l’athéisme, il exprimait tout haut la secrète pensée de ses confrères. On n’était peut-être pas encore décidé à montrer tant de franchise. Rejeter même la croyance à l’humanité, renvoyer aux capucins de l’ancienne école le Dieu de M. Bruno Bauer et de M. Feuerbach, qui donc l’aurait osé dans le camp des novateurs ? M. Stirner l’a fait, et ce but auquel on marchait sans vouloir en convenir s’est trouvé subitement démasqué. L’auteur de cette formule, homo sibi deux, n’est donc pas l’auteur des désordres qui ont affligé l’Allemagne ; le mal existait depuis longtemps, et l’écrivain qui l’a si brutalement mis à nu, n’a peut-être servi qu’à ouvrir les yeux aux aveugles. Les révolutions de 1848, arrivant presque aussitôt après, montrèrent plus manifestement encore combien il était urgent de réveiller les forces morales du pays. Au milieu des chimères généreuses et des espérances permises, n’avait-on pas vu les théories du docteur hégélien descendre dans la rue et commencer leurs saturnales ? C’est précisément au plus fort de la mêlée qu’une phalange d’hommes d’élite, esprits graves,