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ses personnages, et qui semble un avertissement d’oraison funèbre : « Si tu veux savoir qui tu es, regarde, quand tu voyages, les tombeaux qui sont au bord du chemin. Là sont les os et une vaine poussière de rois, de princes, de sages, de ceux qui furent orgueilleux de leur race, de leurs richesses, de leur gloire, de leur beauté. Le temps n’a rien épargné de tout cela ; tous mortels, ils ont tous obtenu le même sépulcre. Alors, voyant cela, connais-toi toi-même, et comprends qui tu es. »

Qu’est-ce donc que cette vie qui est si peu de chose, et qu’en faire ? Un autre le dira d’un ton moins haut, mais plus pénétré : « Celui que j’appelle le plus heureux, Parménon, c’est celui qui, ayant contemplé paisiblement toutes ces choses merveilleuses, ce soleil qui nous éclaire tous, les étoiles, les eaux, les nuages, le feu, s’en retourne au plus vite au lieu d’où il est venu. Qu’il vive cent ans, ou qu’il ne vive que peu de jours, il les verra toujours là, et n’en verra jamais d’autres plus beaux. Croyez-moi, cette vie n’est qu’une foire, une assemblée de peuple, où il n’y a que foule, plaideurs, voleurs, jeux de hasard, temps perdu. Si vous parlez de bonne heure, vous emportez les meilleurs profits sans vous brouiller avec personne ; mais celui qui s’y amuse se fatigue et se ruine. Dans sa triste vieillesse, il lui manque toujours quelque chose. En errant ça et là, il rencontre des ennemis, tombe dans des embûches, et, pour avoir trop vécu, il s’en va par une mauvaise mort. » Ainsi parle sans doute quelque vieillard morose qui fait en rêvant un triste retour sur sa vie passée, mais voici un personnage qui exprimera le même dégoût avec plus d’humeur : il a vu l’injustice des hommes, il ne voudrait plus recommencer sa carrière parmi eux. « Si quelque dieu, venant à moi, disait : Craton, quand tu seras mort, tu renaîtras encore une fois, et tu seras ce que tu voudras, chien, mouton, bouc, homme, cheval ; tu dois vivre deux fois, le destin le veut ainsi, choisis ce que tu préfères, — je crois que je lui répondrais à l’instant : Tout m’est égal, pourvu qu’on ne me fasse plus homme. Seul de tous les animaux, l’homme est heureux ou malheureux sans qu’il mérite l’un ni l’autre. Le meilleur cheval est le mieux soigné ; si vous êtes bon chien, on vous caresse bien plus qu’un mauvais ; un coq vaillant est autrement nourri que son lâche rival qui a peur ; mais l’homme ! qu’il soit bon, généreux, n’importe, tout cela ne sert de rien parmi la race d’à présent. Le plus fêté, c’est le flatteur ; après, c’est le sycophante ; en troisième lieu, c’est le méchant. Mieux vaudrait être un âne que de voir ainsi des gens qui ne nous valent point briller au-dessus de nous ! »

Un autre passage pourrait servir de réponse à cette sortie un peu vive ; c’est la raison même qui va parler : il faut prendre les choses comme elles sont, et ne pas aspirer trop haut, de peur de tomber