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se constitua indépendante comme tableau de la vie et du cœur humain. Encore un pas de plus, et la recherche en mariage serait devenue pour les anciens, comme elle l’est devenue en effet chez les modernes, le principe le plus ordinaire des scènes d’amour ; mais la comédie des anciens ne pouvait aller jusque-là : elle ne pouvait dépasser son modèle, qui était la société. Rien peut-être ne marque plus clairement que cette petite circonstance l’énorme différence qui distingue la famille antique de la famille moderne et chrétienne. Celle-ci, union plus sainte des âmes, et exigeant des harmonies morales plus sérieuses, supposait le choix, la préférence personnelle, et par conséquent dans la femme un degré de liberté qui en effet ne lui fut donné définitivement que par le christianisme.

Portons maintenant nos regards sur la vie civile, sur les relations des hommes entre eux en dehors de la famille, et voyons si là aussi les sentimens nouveaux qui s’y produisaient sont bien exprimés dans la comédie de Ménandre. Ce qui nous y frappe d’abord à cet égard, c’est un sentiment général de bienveillance et un principe d’égalité entre les hommes, non de cette fausse égalité qui n’est que l’aspiration envieuse de l’ignorance, et que la nature même repousse, mais de cette égalité morale qui est l’expression de l’unité de la famille humaine. On voit apparaître à ce sujet des idées entièrement étrangères à toute la littérature précédente. Platon et Aristote avaient mis dans le plus beau jour des choses admirables sur la justice dans la cité ; on conçut alors la justice dans l’humanité entière. Tandis qu’on avait toujours supposé une séparation naturelle entre les nations, on admit alors qu’il n’y avait plus, par nature, qu’une seule humanité pour tous les hommes[1]. Jusqu’à cette époque, les distinctions avaient été s’accusant de plus en plus ; le progrès même des sociétés semblait les rendre nécessaires. Quand les cités naquirent dans le chaos des conquêtes et des invasions, elles ne furent préoccupées que de rendre leur principe plus fort et plus résistant ; les ligues aristocratiques qui en étaient le noyau se concentrèrent pour se défendre ;

  1. Ce n’est pas que l’unité humaine et les devoirs universels qui en résultent eu jamais été entièrement méconnus : dans Homère, par exemple, car il faut toujours remonter à cette glorieuse poésie pour trouver les faits primitifs et ces vérités qui sont plus vieilles que l’histoire, nous voyons que l’étranger n’est un ennemi que dans la guerre ; exilé, suppliant, il est sous la protection spéciale des dieux ; il faut le recevoir avant même de le connaître, et l’hospitalité est une chose sacrée. De même les esclaves ne sont pas considérés comme une race naturellement inférieure ; ce sont des vaincus, ce sont des serviteurs attachés héréditairement à la famille ; l’esclavage y est presque toujours un abri protecteur dans un état de société où la protection était à chaque instant nécessaire. C’est de quoi témoignent la bonté familière du maître envers les esclaves, le dévouement de ceux-ci, leur vie commune chez le vieux Laërte, et tant d’autres tableaux d’une beauté rustique et touchante qui se trouvent dans l’Odyssée.