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déclaration sincère de leur force et un acquiescement à un changement d’état est une illusion qui n’est pas permise lorsqu’on a quelque expérience des faits. Les industries ne souffrent pas qu’on les trouble dans leurs habitudes, et s’alarment de tout ce qui a le caractère d’une nouveauté. C’est donc malgré elles et contre elles qu’il faut prendre un parti, et quand on en est là, quand il s’agit d’imposer ce qu’elles ne veulent pas admettre, la question d’opportunité se réveille et prend des formes irritantes qui troublent l’action des pouvoirs publics. Un débat s’engage, des chiffres sont produits, des enquêtes s’ouvrent, et, au milieu d’affirmations contradictoires, le temps s’écoule au profit du régime existant. Tel est le spectacle qui nous a été plus d’une fois donné, dans des circonstances semblables et avec un résultat qui variait peu.

C’est donc une imprudence au moins, et une imprudence gratuite, que d’admettre sur ces deux points, — le choix des industries à protéger et la durée de la protection, — une exception qui frappe la règle d’impuissance. Peut-être M. John Stuart Mill a-t-il cru désarmer ainsi ses adversaires ; ce sont ses propres amis qu’il a désarmés. Il nous laisse en présence d’un principe qui n’a plus de sanction et en butte aux subtilités ordinaires de l’intérêt privé. Pour une science, aucun terrain n’est plus mauvais, et l’économie politique ne saurait l’accepter sans déchoir de son rôle ni dévier de son objet.

On connaît maintenant les opinions de M. Mill sur la question du libre échange, qui était naguère l’aliment principal des controverses économiques. Ce point de détail étant vidé, nous pouvons entrer dans l’examen du livre, en limitant notre tâche à l’exposé des principes généraux. Deux vues qui semblent erronées, — l’une à propos du principe d’association, l’autre à propos du principe de population, — réclameront seules une attention spéciale. Après avoir ainsi donné pour complément à l’appréciation du livre l’étude de faits que l’auteur semble ignorer ou méconnaître, il nous sera aisé de constater en peu de mots quel est l’état de la science économique en Angleterre, et quel mouvement lui a imprimé la nouvelle législation des intérêts.


I.— PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE SELON M. MILL.

Jusqu’ici, les grands traités d’économie politique, ceux qui sont signés de noms en crédit, s’étaient accordés à renfermer la science dans ses trois divisions naturelles, — la production, la distribution et la consommation des richesses. D’Adam Smith à Jean-Baptiste Say, de Rossi à Mac-Culloch, ce classement diffère peu, et là où il n’est pas formel, il résulte de l’ordre et de l’enchaînement des matières. M. John Stuart Mill a essayé d’innover et de se créer une