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Je partais le lendemain de bonne heure ; j’appris le matin que le comte ne s’était pas couché : sans qu’il se fût plaint, ses gens me semblèrent inquiets, Je promis de repasser par le château à mon retour, ne fût-ce qu’un jour ; je devais être absente une semaine. Je tins ma promesse, quoique je fusse attendue impérieusement chez moi, et je revins pour une heure chez le comte.

On me dit que depuis mon départ il n’avait plus quitté son lit ; on lui apprit mon arrivée ; il me fit demander. Je vis à l’instant qu’il était frappé à mort, tant sa pâleur et son amaigrissement étaient extrêmes ; mais il y avait sur son visage une sérénité, ou plutôt une joie si profonde, que je me sentis attendrie et sans tristesse. Je m’assis à ses côtés ; je lui dis que je n’avais que quelques instans à passer près de lui, mais qu’en automne je le reverrais. Il fit lentement un signe que je compris ; ses yeux exprimèrent un sentiment de béatitude. Il allongea la main vers un paquet à mon adresse ; je le pris. Inclinant la tête pour me remercier, il fit un effort pour prononcer ces deux mots : Après ! adieu !

Je l’ai dit, mon départ était impérieusement ordonné ; je le quittai.

Après, comme il l’avait désiré, j’ouvris l’enveloppe qu’il m’avait remise ; je l’ouvris avec un frémissement de curiosité, et voici ce que je lus.


I

Comment cela me revient-il à l’esprit après un si grand laps de temps ? Je l’ignore, mais je ne puis me soustraire à la recherche nouvelle des causes d’un malheur si grand. Pourquoi mes anciennes impressions me sont-elles tout à coup si présentes à ce moment même, et pourquoi le passé se dresse-t-il devant ma pensée, comme devant mon œil apparaîtrait un fait saisissant et inattendu ?

Je me rappelle ma profonde joie quand j’avais la tête appuyée sur le coin du tablier de la vieille Mose ; là j’étais dans une quiétude telle que je ne sentais point le poids de la vie ; je respirais sans m’en apercevoir, le temps n’avait plus de mesure. Elle filait, et lorsqu’elle se levait pour vaquer aux soins du château, elle me disait d’une voix aimante : « Levez-vous, Willy. » Dans ce peu de mots, je comprenais qu’elle me dérangeait à regret, quoique je n’eusse jamais exprimé mon déplaisir par aucun signe visible. Je la suivais là où elle se rendait. Je la regardais soigner son oiseau, ranger le linge, ôter la poussière des vieux meubles ; je savais, sans qu’elle me le dit et sans qu’elle se doutât de mes remarques, quand elle était l’alignée, quand quelque chose la préoccupait, quand elle désirait être seule. En ce cas, je la laissais partir, je m’asseyais à sa place