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pour qu’on ne se serve pas de ce mot de protectorat par lequel l’Europe a été abusée, et qui ne se trouve dans aucun des traités de la Russie avec la Sublime-Porte. Non, sans doute, le mot n’est point dans les traités, mais il est dans le règlement organique qui a été fait à la suite des arrangemens diplomatiques d’Andrinople, sous la dictée des agens de la Russie, et qui constitue le plus formidable protectorat, en mettant les principautés à la merci des tsars. Et mieux encore, le mot n’existât-il nulle part, le fait est partout. Insensiblement la suzeraineté s’est déplacée, elle est allée de Constantinople à Saint-Pétersbourg, et les agens russes ont été les véritables maîtres à Bucharest et à Jassy. Aux yeux de M. de Nesselrode, il ne s’agit que de donner une plus baute garantie, la garantie collective de l’Europe, aux immunités des provinces danubiennes, dont la Russie est la gardienne incorruptible, pour lesquelles elle a versé son sang ; mais ces immunités, dont les principautés jouissent depuis des siècles, et nullement par suite de l’intervention de la Russie, par qui ont-elles été menacées ? Ce n’est point par la Turquie, et c’est encore moins sans doute par l’Europe. Si elles ont reçu une atteinte, c’est certainement le jour où, par un traité avec la Porte, par la paix de Bucharest, la Russie s’est fait céder une portion du territoire de la Moldavie. Ce jour-là, il faut en convenir, le cabinet de Saint-Pétersbourg, emporté par le zèle de la protection, a singulièrement entendu la garantie de la première des immunités, celle de l’indépendance nationale. Ce que M. de Nesselrode appelle une question d’immunités, c’est ce que l’Europe appelle justement la question du protectorat russe.

De quelque nom qu’on se serve, c’est ce protectorat qu’il s’agit de faire cesser, non au détriment de l’indépendance administrative des provinces danubiennes, mais pour soustraire les principautés à l’influence abusive de la Russie, comme elles sont déjà en dehors de l’action de Constantinople, — pour faire de ces contrées ce qu’elles doivent être, un corps moral qui ne soit ni turc ni russe, une barrière respectée, selon l’expression employée par la dernière circulaire de notre ministre des affaires étrangères, entre l’empire ottoman et la Russie. Par ses aveux mêmes sur ce point, on le remarquera, le cabinet de Saint-Pétersbourg dévoile le mal auquel l’Occident cherche un remède, car il constate implicitement que partout, dans sa prépondérance en Orient, il y a un fait superposé au droit, qui n’existe pas, qu’aucun traité ne consacre. Eh bien ! ce que l’Europe veut réaliser dans les rapports de la Russie avec les principautés, elle veut aussi l’appliquer dans les relations plus générales de l’empire des tsars avec l’empire ottoman. Elle ne peut avoir l’idée d’enlever à la Russie ce que nous pourrions appeler le droit d’intérêt et de sympathie à l’égard des provinces du Danube, mais elle restreint ce droit aux limites d’un intérêt et d’une sympathie légitimes. Elle ne saurait avoir l’intention de mettre obstacle à la sollicitude de la Russie pour les chrétiens d’Orient, mais il lui est permis de donner pour borne à cette sollicitude l’indépendance même du sultan. L’Europe enfin ne peut nourrir la prétention de porter une atteinte gratuite à la souveraineté, à la dignité des tsars ; mais la puissance des événemens l’amène à demander que le développement des forces navales russes, qui ne s’explique par aucune considération défensive, soit proportionné, dans un intérêt d’équilibre général,