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naire s’emparait de Kertch et de Iéni-Kalé, tandis qu’une flottille occupait la mer d’Azof. Les Russes ont abandonné ces divers points sans les défendre, après avoir fait sauter leurs fortifications et brûlé leurs magasins. C’est le nouveau commandant en chef de l’armée française, le général Pélissier, appelé récemment à succéder au général Canrobert, qui a eu, dès les premiers jours de son commandement, à faire parvenir la nouvelle de ces mouvemens et de ces succès, indices certains d’opérations plus décisives. Cela veut dire que ce nœud redoutable où a échoué la dextérité de l’esprit diplomatique, c’est l’héroïsme de nos armées qui reste chargé de le trancher.

Ainsi, à l’issue de ces négociations laborieuses, dont l’unique effet a été de laisser croire pendant quelques mois à la possibilité de la paix, la situation de l’Europe est à peu près ce qu’elle était auparavant. L’Angleterre et la France, qui se montraient prêtes à déposer les armes devant des conditions raisonnables, n’ont plus même le choix de se retirer d’une entreprise dont elles ont assumé les devoirs et les responsabilités dans un intérêt universel. La Russie, sous le nouveau tsar comme sous l’empereur Nicolas, persiste à ne point faire fléchir l’orgueil de sa politique. Quant à l’Allemagne, elle est spectatrice dans le débat. L’Autriche elle-même, bien qu’alliée fidèle de l’Occident, est une puissance prudente et habile qui calcule ses mouvemens, qui regarde du côté de la Galicie, du côté de Berlin ou du côté de Sébastopol, et qui attend, — qui attend sans doute que les événemens aient un langage plus décisif. Rien n’est plus clair : c’est entre les puissances maritimes et la Russie que reste circonscrite jusqu’ici cette grande lutte, dont le théâtre s’étend de la mer Baltique à la mer d’Azof, d’où dépend la sécurité de l’Europe, et sur laquelle les dernières discussions de la diplomatie n’ont fait que jeter une lumière nouvelle et plus instructive.

S’il pouvait y avoir des doutes sur la véritable pensée du cabinet de Saint-Pétersbourg lorsqu’il est entré dans les négociations de Vienne, ces doutes n’existent plus aujourd’hui en présence de l’attitude des plénipotentiaires russes dans la conférence et des dépêches récentes de M. de Nesselrode. Au point de vue des conditions strictes de pacification telles qu’elles avaient été convenues et adoptées par l’Autriche, la France et l’Angleterre, il est évident que si la Russie a souscrit au principe, elle n’avait nullement le dessein de souscrire aux conséquences. Cette acceptation, après le traité du 2 décembre, était de la haute diplomatie, et rien de plus. À un point de vue général, il est évident que la Russie maintient l’audace agressive de sa politique. Quant aux concessions qu’elle a faites, il est plus manifeste encore qu’elles avaient pour objet moins de conduire à une solution définitive que d’offrir un prétexte à la neutralité de l’Allemagne, afin de s’appuyer de cette neutralité même pour opposer une résistance plus entière et plus invincible sur ce qui formait le nœud de la situation, sur ce qui était la condition essentielle du rétablissement de la paix.

Ces négociations, au reste, ont offert dans leur ensemble plus d’un point curieux. La diplomatie russe a depuis longtemps dans le monde la réputation de pousser au suprême degré l’art de transfigurer les questions, et de les représenter sous un jour complètement inattendu. C’est ainsi qu’elle traite un peu la question des principautés, en insistant de la façon la plus singulière